LA JORDANIE, MAILLON FAIBLE DE LA RÉGION, EST EN
DANGER
Par Jacques BENILLOUCHE
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La Jordanie traverse une grave crise économique et sociale. Les pays du Golfe,
l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït ont accordé une aide de
2,5 milliards de dollars à Amman mais c'est insuffisant. L'enveloppe, décidée à l’occasion du sommet
des quatre pays à la Mecque, comprend un acompte versé à la banque centrale de
Jordanie, une garantie de la Banque mondiale, un soutien budgétaire sur cinq
ans et le financement de projets de développement.
La Jordanie s’est engagée auprès du FMI (Fonds monétaire international) à
mener des réformes structurelles en échange d'un prêt de plusieurs centaines de
millions d'euros. Mais elle est secouée par d'importantes manifestations car cette
nouvelle politique entraîne des hausses de prix à répétition et un projet de
loi fiscale. Une semaine de manifestations a conduit le premier ministre Hani
Mulki à démissionner le 4 juin. Son successeur s’est trouvé contraint de calmer
la rue en retirant le projet de loi controversé.
Jordanie camp de réfugiés |
L'économie jordanienne traverse une période difficile, avec 18,5% de la
population au chômage, 20% vivant à la limite du seuil de pauvreté, une faible
perspective de croissance en 2018 et une inflation de 5%. Devant cette
situation, les alliés de la Jordanie craignent un nouveau printemps arabe
qui décomposerait le Royaume. La communauté internationale semble sourde aux
appels à une aide plus substantielle pour secourir les 700.000 réfugiés syriens
ayant fui la guerre et qui pèsent lourdement sur les finances publiques. Federica Mogherini a confirmé que l’UE soutient, pour un montant d’un
milliard d’euros depuis 2016, de nombreux projets hydraulique, énergétique et humanitaire.
Omar Al-Razzaz |
Le roi de Jordanie,
Abdallah, a remplacé son premier ministre pour désamorcer les grandes
protestations contre des réformes qui ont frappé principalement les pauvres. Il a désigné Omar Al-Razzaz, ancien économiste de la Banque mondiale
et ancien ministre de l’Éducation, pour former le nouveau gouvernement. La
Jordanie avait toujours renoncé aux
réformes dans le passé, craignant un retour de bâton social après les troubles
de 2012 qui ont secoué le pays. Mais l'économie jordanienne a du mal à se
développer en raison des déficits chroniques et de la baisse des capitaux
privés étrangers. Les réformes sont indispensables.
Israël, qui a signé un
traité de paix avec la Jordanie, suit la situation avec beaucoup d’inquiétude
car il ne peut accepter d’instabilité à ses frontières. Or l’existence du
Royaume est en jeu mais les troubles ne sont pas d’origine exclusivement jordanienne.
Toute la région du Moyen-Orient veut mettre la question palestinienne au devant de sa
préoccupation. Elle ne veut pas suivre les conseils de Donald Trump qui, à son
accession au pouvoir, avait clairement signifié qu’un accord entre les Arabes et
les Etats-Unis était subordonné à une mise en veilleuse de la question
palestinienne. L’alliance stratégique profonde entre Trump, Netanyahu et
Mohammed Bin Salman, a été conçue pour affronter l’Iran, pour l’isoler de la
région et le forcer à se retirer derrière ses frontières, voire pour renverser
le système islamique. Les Palestiniens n’ont plus leur place dans cette
stratégie.
Or la Jordanie est
centrale pour la mise en œuvre de tout accord palestinien ; certains
voient dans ce pays une terre alternative pour les Palestiniens. C’est le rêve
de beaucoup de nationalistes israéliens qui refusent de créer un État
palestinien. Les troubles
d’aujourd’hui en Jordanie coïncident avec les tentatives de mise en œuvre de l’accord
du siècle de Trump. Les Jordaniens soupçonnent que la liquidation de la
question palestinienne se fera à leurs dépens. Ils pourraient donc changer
leurs alliances pour se rapprocher du camp syrien dans le seul but de
consolider l’existence du Royaume. Mais l’Histoire du pays reste toujours brûlante.
En
effet, la Jordanie a toujours été présentée comme un modèle de stabilité et de
sécurité au Moyen-Orient mais c’est une monarchie qui a toujours régné sans
partage grâce à un efficace système géré par les «moukhabarates», les
services de renseignements. Elle constitue une zone tampon entre la péninsule
arabique et le Proche-Orient. La majorité de la population jordanienne est en
fait palestinienne puisque les Palestiniens, 60% de la population en Jordanie, ont
fui leurs terres en deux étapes, en 1948 d’abord puis à la suite de la Guerre
de Six-Jours en 1967. Sans ressources naturelles, la monarchie hachémite est
donc restée fragile.
Les
Palestiniens ont toujours été considérés à part au sein de la Jordanie. En 1970 notamment au cours du «septembre
noir», une véritable guerre a éclaté entre le roi Hussein Ibn Talal
et les Palestiniens, faisant plusieurs dizaines de milliers de morts. Malgré
cela, la Jordanie était réputée pour être une dictature «efficace»,
très liée aux Etats-Unis et à Israël qui voulaient en faire une base de
déstabilisation contre les régimes bassistes de l’Irak et de la Syrie. Le roi
Hussein a toujours parlé au nom des Palestiniens jusqu’en 1987. En effet, après
le choc subi par la première Intifada, la «révolte des pierres», les
Palestiniens ont affirmé leur volonté de ne plus accepter le joug du roi. C’est
à ce moment que le roi Hussein a abandonné toute velléité de récupérer la
Cisjordanie.
N’étant
plus un intermédiaire pour les Palestiniens, la Jordanie s’est retrouvée ensuite
marginalisée durant la première guerre contre l’Irak en 1991 car la grande
majorité des Jordaniens s’opposait à la guerre. Elle avait décidé d’être du
côté de Saddam Hussein. La position d’Hussein de Jordanie vis-à-vis de ses
protecteurs américains devint difficile. Après la défaite du dictateur irakien,
des centaines de milliers de Palestiniens furent expulsés du Koweït et du Golfe
et se réinstallèrent en Jordanie alors qu’au même moment, les pays du Golfe stoppaient
leur aide financière pour «punir» la Jordanie d’avoir été aux côtés de
Saddam.
C’est à
ce moment que le roi Hussein décida d’une libéralisation relative, une sorte de
«démocrature». Les partis d’opposition furent légalisés, des
élections ont eu lieu, la presse et les associations ont pu fonctionner presque
librement mais sous le contrôle des moukhabarates. Les partis islamistes ont
alors eu une progression importante. Cela n’empêcha pas les tensions politiques
de se raviver en raison d’une crise latente au niveau social et d’une absence d’investissements.
Des turbulences ont éclaté au sein de la
population jordanienne «de souche», sous forme «d’émeutes de la
faim». Les Palestiniens, exclus de la fonction publique et de l’armée, se
sont retrouvés dans la pauvreté. La
détérioration de la situation en Cisjordanie et à Gaza a créé de nouvelles
pressions. Les frontières entre Israël et la Jordanie ont été fermées à
plusieurs reprises, ce qui a eu des effets très déstabilisateurs pour
l’économie jordanienne. Après le déclenchement de la deuxième Intifada, en
2000, la Jordanie devint un espace sinistré sur le plan économique. La
disparition du roi Hussein en 1999 a finalement été un coup dur pour le régime très
personnalisé car le roi avait su doser répression et cooptation d’une
manière assez habile.
Avec la
nouvelle guerre américaine contre l’Irak en 2003, la Jordanie se retrouva à
nouveau coincée car elle ne pouvait soutenir ouvertement les Etats-Unis. Mais
cela ne l’empêcha pas de devenir une plaque tournante pour les opérations
militaires américaines clandestines. La volonté des néoconservateurs de remodeler
l’ensemble de la région après l’élimination de Saddam Hussein avait en fait
pour but de neutraliser les régimes récalcitrants en Syrie et en Iran. Abdallah
II le nouveau roi vit un intérêt dans cette évolution car la dynastie hachémite
pouvait assurer son avenir en étant une alliée stratégique des Etats-Unis.
Mais la
région n’a pas cessé de s’enliser. L’Irak et la Syrie sont à feu et à sang. Les Jordaniens
et les Palestiniens sont sans illusion face aux manœuvres politiques israélo-américaines
car ils sont convaincus que le but de
Washington est d’imposer la consolidation de l’occupation en Cisjordanie. Le
régime iranien, au cœur de l’«axe du mal», résiste et se rebelle. Dans
cette enchevêtrement politique, la monarchie jordanienne s’est fragilisée. Les
moukhabarates ne sont plus aussi efficaces pour contrôler la situation. Israël ne veut pas envisager la chute du
régime car il ne peut se permettre de laisser la frontière stratégique du Jourdain entre des
mains ennemis.
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