Jean Corcos et Mahnaz Shirali |
Dans les tous derniers jours de
décembre, on apprenait que de grandes manifestations contre le régime s’étaient
produites en Iran, les plus importantes depuis la vague de contestation qui
avait suivi les élections présidentielles truquées de 2009. Comme il y a neuf
ans, on a assisté ensuite à une dure répression, avec des dizaines de tués et
des milliers d’arrestations. Mais nos médias ont assez vite détourné les yeux
de ce grand pays, au diapason de notre gouvernement et des pays européens. Que
s’est-il passé ensuite ? Que peut-il se passer maintenant ?
J’avais intitulé mon émission «Iran,
de la révolte à la révolution ?», et mon invitée était bien
qualifiée pour en parler, puisqu’il s’agissait de Madame Mahnaz Shirali. Née en
Iran, elle vit en France depuis 25 ans. Bien entendu, elle suit de près
l’actualité de son pays natal mais surtout son regard est celui d’une universitaire.
Politologue, elle travaille à la fois comme chercheur et enseignante au Centre
d’Etudes Européennes de Sciences Po Paris. Elle a publié de nombreux ouvrages
et articles, citons deux livres, «La jeunesse iranienne, une
génération en crise» paru en 2001, et «La malédiction du
religieux. La défaite de la pensée démocratique en Iran» paru en 2012.
Quels sont les événements qui ont
mis le feu aux poudres ? Mon invitée a évoqué les dernières élections
présidentielles en Iran, où la population a pu entendre les six candidats dire
du mal les uns des autres, et révéler des scandales. Les Iraniens ont réalisé
que le régime n’avait rien d’une «idéocratie» fondée sur une
idéologie, mais était en fait une «kleptocratie», où les
dirigeants pillaient toutes les richesses. Depuis, il y a eu aussi la
banqueroute de plusieurs institutions financières, ainsi que celle de caisses
de retraites, ce qui a ruiné de nombreux Iraniens.
Dans un article remarquable publié
sur son blog du Huffington Post intitulé «L’Occident le
découvre, mais la colère des Iraniens ne date pas d’hier», mon invitée
avait révélé l’ampleur de la corruption des dirigeants ; de la misère dans
laquelle vit une grande partie de la population ; et de l’opacité de la
gestion financière dans un Etat qui contrôle presque tout. Elle a donné
quelques chiffres sur notre radio, chiffres fournis par le gouvernement iranien
lui-même. 16 millions d’habitants – sur une population totale de 80 millions –
vivent en dessous du seuil de pauvreté. 10
millions sont analphabètes. Et pour Mahnaz Shirali, il y a encore une marge
importante entre ces chiffres et la réalité.
La «kleptocratie»
consiste à confisquer tout l’argent que rapporte l’exploitation pétrolière et
gazière, alors que ses ressources devraient faire de l’Iran un pays très riche.
Concernant les 100 milliards de dollars – plus, d’après mon invitée – débloqués
après l’accord de 2015 sur le nucléaire, toutes ces sommes ont été englouties
dans des interventions militaires engagées dans l’ensemble du Moyen-Orient, où
la République Islamique «mène des guerres par procuration». Par
ailleurs, énormément d’argent est allé directement dans les poches de certains
dirigeants, qui figurent ainsi parmi les plus grandes fortunes mondiales.
Il est assez difficile de savoir ce
qui se passe là-bas, car la possibilité pour les manifestants de diffuser à
l’extérieur des photos et des vidéos serait - en théorie - fortement réduite
avec la censure imposée maintenant sur l’Internet. Pourtant, si on se base sur
des documents publiés par des sites d’opposition, on voit des usines en grève,
et des groupes de manifestants qui semblent contrôler certains endroits. J’ai
demandé à mon invitée ce qu’elle savait personnellement de la situation sur
place. Mahnaz Shirali a bien précisé qu’elle n’était pas une militante, mais
qu’elle pouvait avoir quotidiennement des informations grâce à Facebook, où les
gens continuent de publier des vidéos.
Elle a ainsi évoqué ce qui s’était
passé la veille de notre enregistrement, à Téhéran où les forces de l’ordre
avaient tué deux personnes lors d’une manifestation de Soufis, protestant contre
la répression dont elles sont victimes. Les correspondants français ne peuvent
pas rapporter ces faits car, s’ils le font, on leur retire leur visa et ils ne
pourront plus retourner dans le pays. Mahnaz Shirali est potentiellement en
contact avec 5.000 jeunes dans son réseau Facebook ; elle arrive ainsi à
avoir ainsi des informations, en temps réel.
Elle a dit son admiration pour les
Iraniens, qui arrivent à déjouer les blocages sur Internet. Par ailleurs, elle
a exprimé aussi sa déception face aux commentaires des médias français, qui
n’arrêtaient pas de jeter le doute sur les manifestants ; et cela, alors
que c’est tout un peuple qui manifeste, mêlant toutes les couches sociales. Si
on est moins descendu dans la rue à Téhéran, c’est que là-bas la peur est la
plus grande, avec la présence de l’armée.
Dans une interview sur CNews
matin, mon invitée avait dit qu’au-delà des problèmes économiques, «la
population manifestait un rejet clair des normes culturelles imposées par le
régime islamique». Il y a eu en particulier les photos de femmes se
débarrassant en public du voile islamique : les Iraniennes peuvent-elles
être le fer de lance d’une vraie révolution ? Pour Mahnaz Shirali, elles
ont été les premières victimes du régime qui, dès le début, a opprimé la moitié
de la population. Tous les jours, il y a maintenant des femmes qui protestent
ainsi, mais elles sont systématiquement arrêtées.
Emmanuel Macron a dit : «On
voit bien le discours officiel qui est porté par les Etats-Unis, Israël, l’Arabie
saoudite, qui sont nos alliés à de nombreux égards, c’est quasiment un discours
qui va nous conduire à la guerre en Iran» : que penser d’une
telle déclaration ? Mahnaz Shirali
juge très sévèrement ces propos. Faire la guerre à l’Iran n’est pas souhaitable,
car le peuple serait le premier à en souffrir. Mais entre faire la guerre et
faire du commerce, il y a une marge. «L’Iran pour Macron n’est pas un
pays, c’est un marché», le dernier marché mondial encore totalement
disponible. Et c’est inacceptable, venant de la France qui se présente comme «le
pays des Droits de l’Homme» : le seul intérêt de notre pays semble
en fait le commerce avec le régime au pouvoir.
Budget militaire Iran |
Dans le même article du Huffington
Post, Mahnaz Shirali écrivait : «Aucun dirigeant de la
République Islamique n’a tenté de dévoiler les véritables raisons de la
présence de l’Iran dans les conflits du Moyen-Orient, encore moins de donner un
chiffre exact des dépenses de ce pays dans des affaires qui ne sont pas les
siennes». Des étudiants ont manifesté au cri de «Ni Gaza, ni
Liban, je sacrifie ma vie pour l’Iran». Mais est-ce que dans le pays,
beaucoup d’autres ne soutiennent pas ces interventions militaires ? Pour
mon invitée, la réponse est très simple ; les Iraniens pourraient soutenir
ces interventions s’ils vivaient bien. Mais la pauvreté est telle que cela
devient insupportable. La République Islamique finance quasiment quatre pays,
le Liban, la Syrie, l’Irak et le Yémen, et il ne reste plus rien pour l’Iran
lui-même. J’ai quand même souligné les succès enregistrés, comme l’encerclement
d’Israël qui se réalise peu à peu. Pour mon invitée, l’écho est positif dans
l’opinion publique du monde arabe. Les Iraniens ne peuvent pas, en revanche,
soutenir ces aventures si coûteuses.
Toujours dans le Huffington Post du
16 janvier, mon invitée avait eu deux formules surprenantes. La première, «la
force du régime islamique réside dans son indifférence envers l'intérêt de son
propre peuple». Pour elle, le budget ne repose pas sur les impôts
mais directement sur le prélèvement fait sur les ressources pétrolières. Même
si le peuple meurt de faim, le système peut continuer. En fait, tout se passe
comme si la population était sous une occupation étrangère, mais l’occupant de
l’Iran est son propre régime.
Seconde formule surprenante énoncée
dans le même article : «la République des ayatollahs conduit sa
politique étrangère à partir de l'hypothèse que le monde lui appartient».
L’Histoire ne nous apprend-elle pas qu’avec de telles logiques les régimes
despotiques finissent tous par s’écrouler ? Pour mon invitée, il est clair
que la République Islamique n’existera plus au 22ème siècle, mais
les régimes despotiques ne disparaissent pas rapidement. Elle a rappelé que,
depuis la seconde moitié du 19ème siècle, le rêve le plus cher du
clergé chiite iranien était d’islamiser toute la planète. Mais cela,
indépendamment du clivage sunnite / chiite ; ce qui compte, dans cette
vision, ce sont les intérêts de l’islam pris dans sa globalité. Mahnaz Shirali
pense que les Libanais, en particulier, se trompent en majorité concernant le
Hezbollah, qui est en fait «un instrument de la République
Islamique». Et on constate, aussi, que la menace islamiste venue de
l’Iran est toujours minimisée par rapport à ce qu’on dit face au radicalisme
religieux sunnite.
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