LE YÉMEN ET LES GUERRES OUBLIÉES
J'ai eu le plaisir d'assister, en
partie, à un séminaire organisé le 29 juin par l'Institut Français des
Relations Internationales (IFRI). Intitulé «Le conflit au Yémen : enlisement
et portée régionale», il réunissait quelques-uns des meilleurs
experts sur le sujet. Mais, avant de vous donner un petit compte-rendu des
quatre premières interventions, il est nécessaire de donner la toile de fond
historique : ce vaste pays du Sud de la péninsule arabique, en proie à une
guerre civile avec des interventions étrangères, a en effet connu depuis des décennies
des conflits fratricides, dont le dernier apparaît comme la «réplique».
Le blocage politique complet - qui rend insoluble une crise humanitaire
effrayante -, s'explique aussi par les haines accumulées depuis si longtemps.
Le Yémen a été un des premiers pays
arabes indépendants, puisqu'en 1918 fut fondé un «Royaume
mutawakkilite» par un imam de la confrérie zaïdite, une branche de
l'islam s'apparentant au chiisme. Ce Royaume avait pour capitale Ta'izz, dans
le Nord. A cette époque, les Anglais occupaient le Sud dont la ville principale
est le port d'Aden ; ils ne devaient partir qu'en 1967. La monarchie fut
renversée par un coup d'état en 1962, lorsque des militaires sunnites prirent
le pouvoir, en fondant une République aussitôt contestée par la révolte des
tribus houthis de confession zaïdite. Le pays connut à l'époque les premières
interventions extérieures, avec en appui au camp républicain l'armée
égyptienne, et en soutien à la rébellion royaliste, l'Arabie saoudite. Une
guerre horrible, avec l'utilisation de l'arme chimique par les Égyptiens, qui
connurent là-bas un peu leur Vietnam, avant de partir en 1970. Notons que, à
l'époque, deux puissances sunnites se sont affrontées et que l'Arabie
n'hésitait pas à s'allier un courant dissident du sunnisme !
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Houthis au Yémen |
Pendant ce temps là, le Sud du pays
décréta à son tour son indépendance en 1970, constituant jusqu'en 1990 une
éphémère «République Démocratique populaire du Yémen». Elle
même connut quelques mois de guerre civile en 1986, puis elle fut absorbée par
le Nord, non sans mal car en 1994 il y eut une tentative de sécession. Autre
conflit oublié, entre 2004 et 2010, l'insurrection des tribus houthis dite «guerre
de Saada» (région du Nord-Ouest du pays) ; à nouveau, une répression
féroce fit des milliers de tués. Pendant plus de vingt ans, une figure émerge,
celle du président Ali Abdallah Saleh, qui impose son clan à la tête de l'Etat,
dans un pays déjà épuisé par tant de conflits ; et ce, jusqu'à la vague des Printemps
arabes en 2011, et sa chute l'année suivante.
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CCG |
Le Conseil de coopération du Golfe -
dominé par l'Arabie Saoudite -
intervient alors directement pour sortir le pays du chaos, et mettre en
place un nouvel homme fort, l'ancien vice-président Abed Rabbo Mansour Hadi. Mais
le Yémen n'en avait décidément pas fini avec le malheur. S'accrochant au
pouvoir malgré un exil temporaire, l'ex-président Saleh va en effet s'allier
aux tribus houthis qui déclenchent une guerre civile à partir de 2014. La
chance est au départ de leur côté, car les rebelles, directement soutenus par
l'Iran, s'emparent de plus de 80% du territoire, et en particulier de la
capitale Sanaa. Aden devient alors la capitale de facto des loyalistes,
soutenant toujours le président Hadi, en exil à son tour.
C'est dans ce contexte que l'Arabie
saoudite lance, au début 2015 et avec ses alliés du Golfe, l'opération «Tempête
décisive», qui échoue à repousser les rebelles, puis l'opération «Restaurer
l'espoir» qui s'enlise depuis dans une guerre de positions entre les
deux camps.
Mais revenons maintenant à cette
conférence de l'IFRI. Premier
intervenant, Ould
Cheikh Ahmed, envoyé spécial de l'ONU au Yémen. S'exprimant dans un français
impeccable, il devait tout de suite dire l'essentiel : 85% de la population
yéménite vit dans une situation «d'urgence humanitaire» ; c'est
la pire crise actuelle dans le monde, et «elle est entièrement due à
l'homme». Il y a eu des propositions concrètes pour sortir de cette
guerre, mais les parties en conflit sont totalement insensibles aux souffrances
des populations. L'ONU négocie sans succès depuis deux ans. La situation est
d'autant plus inextricable qu'en plus des belligérants, Al-Qaïda contrôle déjà
de vastes parties du territoire, où pourra s'établir peut-être une succursale
de l'État islamique. Renvoyant dos à dos les puissances étrangères impliquées -
Arabie et Iran -, Ould Cheikh Ahmed leur reproche de ne pas laisser les parties
en conflit négocier directement entre elles.
Cependant, à son avis, il y aurait
côté houthis une tendance prête à faire des concessions. Sur un plan pratique,
les ONG présentes sur le terrain travaillent très difficilement : manque de
moyens d'accès, l'aéroport de Sanaa en particulier étant toujours fermé ; les
humanitaires sont victimes d'enlèvements ; les structures de l'Etat ne marchent
pas, les fonctionnaires ne sont plus payés ; 80% des habitants n'ont plus accès
à l'eau potable, ce qui provoque des épidémies. Seule lueur d'espoir,
l'engagement de la Banque mondiale qui s'est engagée à débloquer 820 millions
de dollars.
Des questions furent posées au
représentant de l'ONU, qui y apporta des réponses précises. Tout d'abord,
interrogé sur une possible partition du pays entre Chiites et Sunnites, il n'y
croit pas, car pour lui «il ne faut pas se polariser sur le clivage
religieux». Il y a eu de nombreux mariages mixtes, et dans le fond
les Zaïdites qui ont chassé le président légitime «se situent entre
les deux branches de l'islam». Pour lui, c'est d'abord «une
guerre pour s'accaparer des richesses» ; et les années de guerre
civiles, rappelées ci-dessus, expliqueraient bien ce délitement du lien social au
sein des populations. Interpellé par un représentant de Médecins du monde
à propos des bombardements aveugles de l'aviation saoudienne - qui ont fait de
nombreuses victimes civiles -, Ould Cheikh Ahmed a renvoyé dos à dos les deux
camps en disant que «tout le monde commettait des crimes de guerre».
Il reconnait que l'Arabie Saoudite tient «un discours de confrontation»,
mais il reproche aux Iraniens de «faire comme s'ils n'avaient rien à
voir dans ce conflit», alors qu'ils arment un des deux camps.
Intervenant alors dans la salle, un diplomate iranien devait faire une
déclaration particulièrement hypocrite - et bien dans le style de littérature
complotiste que soutient ce pays en Occident : «la racine du conflit,
c'est l'Arabie, jalouse des richesses minérales (gaz et pétrole) dont serait
riche le Yémen, elle veut donc ruiner ce pays ; et c'est elle qui exporte le
terrorisme wahhabite». Le représentant de l'ONU lui opposa un démenti
poli, mais ferme.
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Fatiha Dazi-Heni
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Deuxième intervenante, Fatiha Dazi-Heni, chercheuse
à l'IRSEM, qui parla de la coalition arabe dans la guerre du Yémen. Au départ,
toutes les monarchies du Golfe - sauf le Sultanat d'Oman traditionnellement
neutre - se sont unies, mais leur engagement a été très inégal. Le Koweït était
réticent, mais il demeure reconnaissant vis-à-vis de l'Arabie, suite à son
invasion par l'Irak en 1990. Le Bahreïn ne compte pas militairement ; sa
monarchie sunnite ayant été sauvé de justesse par les Saoudiens contre la
révolte de la majorité chiite de sa population. Le Qatar a envoyé 1.000 soldats
qui stationnent du côté saoudien de la frontière, mais il est actuellement en
quarantaine de la part des principaux pays arabes. Les Emirats Arabes Unis
ont la meilleure armée de la région, et ses troupes sont intervenues
directement, au sol et en territoire yéménite.
L'Égypte a refusé d'envoyer des troupes au sol, sans doute traumatisée
par son Vietnam des années 60. L'Arabie Saoudite, elle, n'a pas de
réelle force opérationnelle, hormis sa garde nationale qui défend son
territoire à l'intérieur ; elle s'est donc limitée à des opérations
aériennes. Tout ceci explique donc l'échec de l'opération Tempête décisive.
Le nouveau Prince héritier de la Monarchie saoudienne jouerait plutôt la
diplomatie, en essayant de casser l'alliance entre l'ex-Président Saleh et les
Houthis.
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Marine Poirier |
Marine Poirier, chercheuse au CHERPA/IREMAM
d'Aix en Provence, devait rappeler l'historique que j'ai résumé au début de cet
article. Pour elle, le pays est maintenant « un État failli »,
décomposé en fait en plusieurs proto-États. Au Nord, le régime rebelle a une
structure milicienne, mais au Sud, les représentants de l'ex-président Hadi
s'appuient aussi sur des milices qui font la loi. Il n'y a plus aucune
régulation sociale, plus d'accès aux services publics, plus d'électricité, etc.
Chaque camp administre des prisons parallèles, et des armées, étrangères ont
leurs propres centres de détention, où on torture. Enfin, les séparatismes -
ceux d'Al-Qaïda ou ceux des nostalgiques de l'ex-République du Sud - sont très
vivaces.
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Isabelle Moussard-Carlsen
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Dernière intervenante de cette
table-ronde, Isabelle
Moussard-Carlsen, directrice régionale des opérations de l'ONG «Action
contre la faim», devait donner une série de données chiffrées qui se
passent de tout commentaire. 18 millions d'habitants sur un total de 27 ont
besoin d'aide ; trois millions de personnes ont été déplacées ; 17 millions
sont en état d'insécurité alimentaire, la malnutrition a augmenté de 20% en un
an, et elle concerne plus de trois millions d'enfants ; le choléra est apparu,
on recense maintenant 100.000 cas avec déjà 1.000 décès ; le plan d'urgence des
ONG n'est financé qu'à hauteur de 30% des besoins ; mais même si les aides arrivaient,
elles seraient arrêtées par des blocages de toutes les parties en conflit ; les
attaques aériennes rendent difficile l'accès, mais les procédures paralysantes
des différentes milices l'interdisent aussi.
En résumé, la pire crise humanitaire
de notre époque se déroule dans un pays arabe, le Yémen, par la faute d'une
guerre dont nos médias ne parlent pratiquement jamais. Une guerre qui a en
partie commencé depuis des décennies, et dont on ne voit pas l'issue.
Quelques précisions sur cet article : tout d'abord, je l'ai écrit après avoir assisté à un nouveau et passionnant séminaire à l'Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Il comprend un rappel historique, et la recension de mes notes. Ensuite, comme devait le dire l'envoyé spécial de l'ONU lors de cette conférence, tout est de la faute des belligérants qui ne se soucient absolument pas des populations civiles. L'Arabie Saoudite et l'Iran se font une guerre par procuration, et des décennies de guerre civile ont laissé un "Etat failli", sans lois ni protection, et où le choléra commence à tuer des milliers d'innocents.
RépondreSupprimerQuid de la Libye, du Sahel, de l'Afghanistan, du Pakistan, des Philippines, meme de l'Indonesie. Tous ces conflits ne sont que l'expression d'une seule et meme realite, l'attaque incessante et portee de succes en succes de l'Islam.
RépondreSupprimerIndépendamment du facteur religieux qui jouait/joue un rôle dans le corps identitaire; ce type de pays ne connait pas encore la notion de Nation, d'Etat pour toutes/tous et encore moins la Déclaration universelle des Droits de l'Homme avec ce que représentent la démocratie, les libertés, le droit des femmes et l'ouverture sur les autres. Cela touche des régions entières du globe principalement celles à dominance de religion islamique; l'on a vu, par ailleurs des zones chrétiennes notamment en Afrique, connaître les guerres tribales, l'instabilité multiforme. La question du 21ème siècle, dès lors où nous formons un gros village: l'Humanité va-t-elle accepter ces gué-guerres insupportables pour la raison humaine que l'on en voit tous les jours du fait des TIC ???Peut-être que ce type de pays, non encore mûrs à "digérer" le 21ème siècle, doit être mis sous "mandat" !!! Bien sûr qui doit assurer ce mandat ??? Voilà un volet important à fouiller, à faire mûrir par une vraie ONU, plutôt que de tourner en rond avec perte de temps et d'argent pour arriver à des résolutions de m... à l'unesco et dans les autres enceintes internes de l'instance onusienne.
RépondreSupprimerRappel : en France nous avons environ 150 000 S.D.F, plus de 9 millions de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté et des milliers d'enfants qui attendent d'être adopté plus une dette de 2200 milliards alors ce qui se passe dans les pays arabes, c'est malheureux pour ceux qui subissent, soit, mais ça ne mérite pas qu'on y mette les pieds, que ces arrierés qui possèdent les pétros dollards se démerdent, ils veulent s'entretuer, c'est leur problème ...
RépondreSupprimerAvec les moyens financier qu'ils possèdent, il ne devrait pas y avoir le moindre pauvre dans ces pays arabes, et "que l'Europe balaye devant sa porte avant de donner des leçons" on perd vraiment trop de temps à blablater !