MES TRISTES POURIM À TUNIS
Par Jacques BENILLOUCHE
La reine Esther |
Je
n’ai jamais gardé de Pourim une impression de joie ou de délivrance parce que
les souvenirs de jeunesse hantent encore mon esprit. Bien que la religion ne
fût pas le fondement de la culture des Juifs tunisiens, elle imprégnait
inconsciemment les différentes étapes de ma vie. Je ne vivais pas mes jeudis et
dimanches, jours de congé scolaire, comme je le souhaitais dans ses rêves
insensés. Je devais acquérir les rudiments de judaïsme auxquels tous les jeunes
étaient astreints auprès de celui qu’on appelait le rabbin mais qui n’en avait
pas le titre.
Dès
que j’abordais la cour intérieure de la rue Desaix, je sentais déjà les odeurs
nauséabondes de renfermé du petit deux-pièces transformé, pour l’occasion, en
garderie pour grands le jeudi et pour bébés les autres jours, une crèche avant
l’heure en quelque sorte. Je ne comprenais pas pourquoi les persiennes étaient
toujours tirées comme s’il y avait une quelconque raison à se protéger des
regards indiscrets. Qui pouvait s’aventurer dans cette cour misérable et
plonger un regard curieux dans ce monde d’enfants souvent pauvres ?
Notre
rabbin, au costume trois-pièces et à l’allure d’instituteur, trônait autour de
ses bambins en agitant sa cravache de jockey en guise d’attribut de son
autorité. Il feignait de faire peur mais n’avait jamais mis ses menaces à
exécution. Il était trop bon pour user de sévices. Même lorsqu’il fallait punir
de quelques coups sur la plante des pieds, la falaka, il s’agissait plus
de mise scène que de réalité puisque le supplicié avait déjà compris la
leçon avant qu’on n'effleure sa peau. Avec le temps, on se demande comment il
avait pu supporter la garde de tant d’enfants dans une chambre misérable.
Âgé
d’à peine dix ans, j’étais assis avec mes amis sur des bancs crasseux pour apprendre
les prières au contact des plus âgés. Les grands de douze ans, qui préparaient
leur bar-mitsva, se tenaient debout, dos au mur, en déploiement de chorale. Ils
devaient réciter à haute voix, en chœur et de préférence dans le ton, la prière
du matin. Ils n’étaient pas invités à chanter mais à crier pour que les petits
les entendent articuler les paroles en hébreu. Le rabbin se déplaçait alors
d’un enfant à l’autre, agitait sa cravache pour battre le tempo, et collait
carrément son oreille sur les lèvres de chaque récitant pour identifier les
sons qui en sortaient. Il ne laissait ainsi aucune chance à un gamin de mimer ou
de faire semblant.
Dehors
il faisait soleil et chez le rabbin on ne jouait pas et on s’amusait encore
moins. Les jeudis étaient tristes dans ce lieu misérable. J’aurais voulu
traîner dans les parcs et courir à travers les rues pour respirer l’air de la
liberté et rêver à une vie plus généreuse. Alors je m’enfermais dans mon monde
irréel, communiquais peu et m’imaginais des jours meilleurs. En rêveur planqué,
je me racontais tout seul des histoires merveilleuses et m’inventais des
situations burlesques pour échapper à la monotonie de l’école talmudique.
J’avais un don d’imagination qui était la résultante de rêves non réalisés.
Je
vivais mal toutes ces inégalités de la vie dont le paroxysme était atteint à
l’occasion des fêtes de Pourim. J’ai le souvenir de la honte qui me traversait,
chaque année, durant cette journée normalement réservée à la réjouissance. Mais
pour nous, un après-midi de bienfaisance nous offrait l’occasion de nous extraire
de l’obscurité et de la crasse du deux-pièces en égayant notre journée exceptionnelle
dans la richesse des beaux quartiers, près du parc du Belvédère ; une sorte de
promenade avec visite imposée.
Alors notre rabbin nous transformait en Ouled Bayout, pour imiter la chorale des enfants du Ghetto de Tunis, la Hara. Eux étaient des professionnels et nous des tristes amateurs. Nous devions parcourir, deux par deux, les rues de Tunis en chantant des piyoutims, quelques chansons religieuses entonnées par les plus grands. Le rabbin nous forçait à hurler les textes pour attirer le regard admiratif des passants qui, avec le temps, me paraissaient avoir un regard compatissant face à ces jeunes défavorisés. La chorale était signe de pauvreté alors que beaucoup d’entre nous ne l’étaient pas.
Ouled Bayout |
Alors notre rabbin nous transformait en Ouled Bayout, pour imiter la chorale des enfants du Ghetto de Tunis, la Hara. Eux étaient des professionnels et nous des tristes amateurs. Nous devions parcourir, deux par deux, les rues de Tunis en chantant des piyoutims, quelques chansons religieuses entonnées par les plus grands. Le rabbin nous forçait à hurler les textes pour attirer le regard admiratif des passants qui, avec le temps, me paraissaient avoir un regard compatissant face à ces jeunes défavorisés. La chorale était signe de pauvreté alors que beaucoup d’entre nous ne l’étaient pas.
Quand
les Juifs riches ne se sentaient pas en accord avec leur conscience, quand ils gagnaient
beaucoup d’argent mais en distribuaient peu autour d’eux mais quand, à leur
tour, ils étaient frappés par le malheur ou la maladie, alors ils se
recommandaient soudainement à Dieu pour implorer Son pardon et obtenir Sa
miséricorde. Ils invitaient, pour s’amender, les jeunes des écoles religieuses,
des Keteb, et les conviaient à un goûter en échange de quelques prières
et chansons religieuses entonnées en chœur. Ils pensaient ainsi se dédouaner
tardivement de leur oubli de la «tsédaka», l’aumône imposée par le Livre
sacré, en offrant un grand pain, une tablette de chocolat et une pièce de cinq
francs à chacun d’entre nous pour s’attirer les grâces du Ciel.
Villa Tunis Belvédère |
Malgré
mon jeune âge, je trouvais ce comportement irrespectueux, très vexant et
surtout humiliant. Je n’étais pas riche certes, mais pas pauvre non plus, et je
n’exigeais aucune charité. Si le luxe que je découvrais dans les villas
somptueuses du Belvédère ou de Cité Jardins m’impressionnait, je ne trouvais
aucune justification à cette contrition tardive et à cette mendicité déguisée. Je
n’avais jamais osé rapporter chez moi ces offrandes qui auraient pu m’attirer
les reproches des miens. Alors, en chemin du retour vers mon domicile, j’offrais
mon pain et chocolat à un mendiant et mon humiliation me poussa à jeter, de
rage, la pièce de monnaie dans le caniveau.
On
m’avait raconté quelques bribes de la signification de Pourim avec la gentille
Esther, le méchant Aman et le généreux roi Assuérus. Cet aspect d’une religion qui m’avait été mal expliquée, m’avait toujours perturbé. Je ne la comprenais pas parce qu’on
ne m’avait pas enseigné ses fondements. J’avais appris à ânonner des prières en
hébreu sans les comprendre et à reconnaître la nature des fêtes par les mets
spéciaux qui leurs étaient rattachés. A chaque fête, son menu. Mais Pourim
était une fête spéciale car elle était la fête créée par les hommes et non par
la Torah. C’était peut-être pour cela que je pouvais ne pas l’aimer puisque je n'aimais pas certains certains humains.
Je suis ashkenaze, mais je peux aisement comprendre cette enfance. Je l'ai vecu pendant 4 ans, de 9 a 13 ans. J'ai frequente 2 ans l'ecole primaire juive de Paris, l'ecole Lucien de Hirsh, puis 29 mois dans un talmud-thora aussi crasseux que ce que tu nous racontes, rue Doudeauville a Paris 18 ou j'etais cense me prreparer a ma Bar Mitzvah, mais qui ne comprenait que des cours de Tanakh, des Mishnayot et les prieres. Je fis un scandale et ma grand mere maternelle, qu'elle soit au Paradis en serenite, me trouva un vieux Juif polonais qui me prepara a ma Bar Mitzvah, m'apprenant xe que je devrais reciter mais aussi comment mettre les tefilin (j'ai oublie depuis longtemps) et le talit. Le bonhomme fut surpris de ma memoire, en 3 semaines, je savais tout ce qu'il fallait dire et faire. Il me proposa de m'enseigner le yiddish, et moi, en bon paresseux et imbecile, je refusais. Pourim a l'exole Lucien de Hirsh etait une corvee. Comment se deguiser quand ma mere, en bonne communiste, rejetait toutes les fetes juives meme si elle fut oblige, pour satisfaire sa mere, d'assister a ma Bar Mitzvah! De toutes les fetes, je preferais Hanoukka et Pessah..2 ans apres, je commencais a militer dans les mouvements de jeunesse sioniste, qui me persuaderent que ma place etait en Israel. Ils avaient probablement raison.
RépondreSupprimerJ’ai eu la chance d’avoir un enseignant pour la bar mitsva exceptionnel, un Israélien que je chéris encore. Grâce soit rendue à mes parents qui ont toujours cherché pour moi et ma fratrie des maîtres de qualité. C’est le premier devoir des parents.
RépondreSupprimerJ’ai aussi, avec lui, appris l’hébreu, la signification des fêtes, et l’amour d’Israël.
Je ne suis pas extrêmement religieux et j’exècre ceux qui le sont sans conscience. Mais grâce à mes parents et mes maîtres, je me sens un juif accompli, fier, et humain.
J’essaie de passer ce noble flambeau à mes enfants et petits-enfants.
Cher Jacques
RépondreSupprimerQuels souvenirs !!
J .ai ete de nombreuses années dans ce keuteb du 10 rue Desaix ( ou nous habitions d'ailleurs )
Tu as oublié de preciser qu'outre ses fonctions d'enseignant ce rabbin avait developpé un petit business de
vente de de bonbons et en particulier de reglisse ( le fameux rouleau)
Plein d'autres anecdotes me reviennent d'ailleurs … sur Pourim et ce rabbin
Amitiés
Andre Maarek
Cher monsieur Benillouche,
RépondreSupprimerMerci pour cet article extrêmement touchant qui nous en apprend un peu plus sur l’homme et le journaliste que vous êtes.
Je dois à la vérité de dire que je ne connaissais pas le mot « Pourim », ni ce qu’il signifiait. Mais un clic sur Wikipedia suffit à me convaincre que cette histoire m’était familière puisque la tragédie d’Esther nous a été contée par Racine.
Pour le reste, vous étiez obligé de prier en hébreu, et moi latin.
Avec tout de même cette différence que vous pouvez toujours prier en hébreu dans vos synagogues, alors qu’il n’y a plus de latin dans nos églises.
Et quant au destin des enfants dont on abandonne l’éducation à des religieux – et j’en connais un rayon sur le sujet – je crois que leur malheur et leur humiliation est la même, quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent, quelle que soit leur origine et l’endroit du monde où ils vivent.
Très cordialement.
Cher Jacques,
RépondreSupprimertes souvenirs me ramènent aux miens.
Mème période et même enseignement
l'école française ou nous étions des Gaulois et l'école juive les jours de congé. Pour moi ça se passait 6 kilomètres au nord de la rue Desaix dans mon village de l'Ariana où les Juifs avaient atteint la parité.
Mon kouttab était une vraie école avec plusieurs classes et deux cours. Le kouttab Kisraoui avait été fondé par le mécène Sauveur Yéchoua Kisraoui qui habitait le boulevard de France à l'Ariana et qui avait construit le Majestic à Tunis ainsi que le Pavillon du Belvédère. Il est aussi à l'origine de la synagogue de la Marsa Keren Yéchoua qui existe toujours et qui apparait dans le film un été à la Goulette de Férid Boughédir.
Ma classe de kouttab était aussi nombreuse et la menace de la falaka était une arme psychologique redoutable.
Nous apprenions et répétions les prières sans les comprendre mais ce premier formatage du cerveau m'a marqué à jamais.
Ainsi nous apprenions par des versets chantés les notes musicales de la Torah et j'ai pu bien plus tard en France lire la section prophétique du samedi en me souvenant de ces versets.
Mes souvenirs de Pourim sont les plus joyeux.
nous achetions des pétard les "fouchique" et lorsque le tramway n°6 traversait le boulevard de France c'était un véritable assaut renouvelé tous les quarts d'heure.
Un autre souvenir festif de Pourim était la confection du mannequin d'Amman par Monsieur Saragosti. Amman était porté en procession sur une échelle horizontale dans les rues du village et subissait les cris et les coups de bâton des enfants.
nous étions ainsi ouverts à de nombreuses influences, ce fut notre chance.
Ainsi, notre enfance fut aussi marquée par les mouvements de jeunesse.
nous pouvions passer sans problème du Dror au Betar à l'Anoar aTsioni à la Gordonis au Bné Akiva à l'UJJ ou à l'Hachomer Hatsair.
J'avais un faible pour l'Hachomer Hatsair avec ses camps d'été, la pratique du sport, du théâtre et l'étude des auteurs juifs et sionistes.
En 1956 ses responsables étaient les frères Rossi: Avner et sa compagne Edna, Tswi et Yoram. Malgré mes recherches je n'ai plus eu de leurs nouvelles après mon départ de Tunisie en 1961.
Cher Jacques
RépondreSupprimerAyant le "privilège" d'habiter au dessus de ce rabbin qui essayait de convaincre ma mère que j'étais né pour être rabbin, j'étais dispensé de ces promenades "traumatisantes".
Et dans mes souvenirs, la cour n'avait rien de sinistre : nous y jouions aux noyaux et au ballon qui n'était souvent qu'une simple pierre. Quand j'y suis retourné en 2012, elle était, ainsi que l'immeuble, dans un état de délabrement et de saleté tels qu'on ne peut trouver les mots pour la décrire.
je préfère oublier cette réalité pour n'en garder que le souvenir
Amicalement
Comme le relève Marianne, c'est un récit effectivement touchant qui dévoile un peu l’homme et j’ajouterais toute une époque. Cependant, Jacques, une question. Vous dites : «Mais Pourim était une fête spéciale car elle était la fête créée par les hommes et non par la Torah.» Or…
RépondreSupprimerQu’est-ce qui vous fait dire que Pourim est une fête créée par les hommes et non par la Torah ? Sur quoi vous basez-vous précisément pour affirmer cela ? Ça m’intéresserait de savoir. Simple curiosité de ma part.