L’HISTOIRE
TROUBLÉE DES RELATIONS TURQUIE-ISRAËL
3/4 – La rupture
Par Jacques BENILLOUCHE
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Après le camouflet
imposé par les Européens, les dirigeants turcs avaient compris qu’ils n’avaient
aucune chance d’intégrer l’UE à court terme. Ils avaient aussi compris que leur
implantation durable en Asie centrale était bloquée par les Russes, les Américains
et les Chinois qui y protégeaient leurs intérêts. Ils se sont alors tournés
vers le Moyen-Orient où ils étaient convaincus de devenir, par les faits, des
acteurs régionaux incontournables pour imposer leur intégration à l’Union européenne.
Obama en Turquie en 2009 |
L’évacuation de l’Irak par les Américains donna l’occasion à la Turquie de régler à sa façon la question kurde. Mais il lui fallait pour cela rééquilibrer sa politique étrangère en écornant ses relations avec Israël, comme preuve des gages offerts aux pays arabes. Elle n’avait nullement l’intention de rompre totalement avec les Israéliens qui ont cependant interprété ce revirement comme une rupture tacite.
La Turquie était
alors perçue comme un modèle d’État islamique «modéré», qualificatif qui
s’adapte mal à l’islamisme. Elle se voyait déjà prendre le leadership du monde
musulman face à un Iran chiite dominateur et à une Egypte en perte de vitesse. Barack Obama y trouva son intérêt puisqu’à
Ankara, le 6 avril 2009, il loua «la grandeur et l’importance de la Turquie
qui la prédisposent naturellement à être au centre des choses et à jouer un
rôle majeur pour l’équilibre de la région». Le président américain avait
décidé de renouer une relation privilégiée avec Ankara même si cela passait par
une certaine mise à l’écart d’Israël. La Turquie de son côté avait mis un trait
sur ses prétentions européennes et n’avait plus besoin des relais israéliens
pour s’introduire en Europe.
Davotoglou |
L’inflexion turque en
direction du monde arabo-musulman se concrétisa par la nomination d’Ahmet Davotoglou
comme ministre des Affaires étrangères. Le 18 mars 2009, au 5e Forum mondial
sur l’eau qui se tint à Istanbul, la Turquie, la Syrie et l’Irak se partagèrent
les eaux des eaux du Tigre et de l’Euphrate dans un souci d’apaisement. À la
fin du mois d’avril 2009, les armées turques et syriennes organisèrent des grandes
manœuvres conjointes, marquant le rapprochement entre les deux pays. Du 15 au
17 mai, le président Abdullah Gül parapha de nombreux accords de coopération économique à
Damas. Le 10 juin 2009, Ankara et Bagdad conclurent un important accord de
coopération militaire. À la fin du mois d’août, le Qatar signa avec le
gouvernement turc un partenariat de coopération économique. Le revirement de la
Turquie entrait dans les faits.
Ankara annula la
participation de l’armée israélienne à des manœuvres militaires aériennes «de
routine» prévues au-dessus du
territoire turc du 12 au 23 octobre. Cette décision assombrit les relations
entre Israël et la Turquie, alliés stratégiques sous parapluie américain dans
une région où la donne diplomatique s’avère mouvante. En marquant ses distances
militaires avec Israël, Ankara entreprit de nouer le 13 octobre une «coopération
stratégique» économique et militaire avec la Syrie, elle-même en train
d’accomplir son retour dans le concert des nations. En fait l’alignement de la
Syrie sur la Turquie permet à la Syrie de diminuer les pressions émanant de
l’Iran et de l’Europe tout en améliorant sa position économique fragile.
Conseil stratégique à Erbil en 2009 |
Deux jours plus
tard, c’est avec l’Irak que la Turquie conclut un accord de coopération. Ankara
avait compris qu’il lui fallait changer d’attitude sur le dossier kurde irakien
pour préserver l’avenir. De fait, les Turcs s’engageaient à ouvrir un consulat à
Erbil, «capitale» du Kurdistan irakien ; ils investissaient massivement
dans la région pour acheter «la paix des braves» avec les dirigeants
kurdes locaux, promettant notamment la construction d’une raffinerie de pétrole
ultramoderne.
La relation
s’épanouit également avec l’Égypte, avec laquelle la Turquie entretenait depuis
toujours des relations délicates. Du 15 au 21 novembre, les marines turque et
égyptienne conduisirent des manœuvres navales conjointes. Parallèlement, le
gouvernement turc avait fait savoir aux Israéliens et aux Américains qu’il ne
tolérerait pas que son territoire ou son espace aérien soient utilisés pour des
frappes contre l’Iran, menaçant de rompre tout lien avec Israël si ce dernier
venait à passer outre. Le projet d’attaque des usines nucléaires iraniennes
prenait ainsi l’eau et poussa l’État-major israélien à convaincre le
gouvernement israélien d’y renoncer pour des raisons logistiques.
Ankara continua à ne
pas ménager Jérusalem en annulant un contrat de 38 millions de dollars avec la société
israélienne Electro Optics sous prétexte
que la Turquie soutenait le projet de création d’une zone exempte d’armes
nucléaires au Moyen-Orient. En réaction, les Israéliens refusèrent de livrer
les drones Héron commandés par l’armée turque. Début septembre 2009, le
ministre des Affaires étrangères turc annula son voyage en Israël après le
refus de Jérusalem de l’autoriser à se rendre à Gaza. Le 12 octobre, la Turquie
annula les manœuvres aériennes communes «Aigle anatolien» pour dénoncer
les frappes de l’aviation israélienne sur Gaza. Amers, les militaires
israéliens interprétèrent ce camouflet comme la preuve de la diminution de
l’influence des militaires sur le pouvoir islamique civil. Les militaires turcs
avaient expliqué que cette décision ne leur avait pas été dictée par l’AKP, mais
qu’elle répondait aux intérêts de leur institution qui ne voulait pas se dissocier
de la société civile. En fait, bien que mécontents de l’influence grandissante
des islamistes, ils s’accommodaient de la politique «néo-ottomane» de
l’AKP qui réduisait selon eux les risques de conflits et augmentait le prestige de la
Turquie sur la scène régionale.
Les diplomates turcs
tenaient à maintenir l’illusion de bonnes relations avec Israël. Le président
turc accepta de visiter Israël, si Jérusalem adoptait une attitude plus
conciliante face aux Palestiniens. Les États-majors turc et israélien s’entendaient
de leur côté pour conduire discrètement
en Turquie un exercice limité de sauvetage impliquant une vingtaine de soldats
israéliens.
Ben Eliezer en Turquie |
Le gouvernement turc, répondant aux appels pressants de Bachar
el-Assad pour une reprise des négociations de paix, accepta de rejouer les
médiateurs mais Avigdor Lieberman rejeta publiquement l’offre, tandis que Benjamin Netanyahou sollicita des négociations directes entre Jérusalem et Damas et
appela même la France à intervenir Jérusalem et Damas ce qui fut interprété
comme un camouflet à la Turquie. Le général Ben Eliezer, ministre du Commerce
et ami des Turcs, se rendit à Ankara le 23 novembre 2009, pour tenter de calmer
les Turcs. D’ailleurs le lendemain, la Turquie n’hésita pas à soutenir la
candidature d’Israël à l’OCDE (Organisation
pour la coopération et de développement économique) ce qui prouvait que la Turquie ne cherchait pas à envenimer la situation.
Les Israéliens
croyaient de moins en moins à la relation avec la Turquie et les chiffres parlaient
d’eux-mêmes. Les échanges commerciaux avaient diminué de 15 % en 2009, la
fréquentation des vols avait baissé de 44 %, et la grande majorité des Israéliens avaient annulé leurs réservations de vacances en Turquie. Le début 2010 était marqué
par un regain de tension. Le premier ministre turc persistait à condamner la
politique israélienne au Proche-Orient, source selon lui d’une menace sur la
sécurité du monde.
Ayalon face à l'ambassadeur turc |
Danny Ayalon, l’adjoint d’Avigdor Lieberman, convoqua alors
l’ambassadeur turc en Israël pour l’humilier publiquement en lui offrant un
siège de bas niveau pour le mettre en état d'infériorité. Ce fut une attitude enfantine et inadmissible, contraire aux règles élémentaires de la diplomatie. Netanyahou contraindra son ministre des Affaires
étrangères à s’excuser, et envoya Ehud Barak calmer la fureur d’Ankara en
acceptant la livraison à l’armée turque des drones Héron.
Le 31 mai 2010, alors que le Mavi Marmara faisait
route vers la bande de Gaza pour forcer le blocus de Gaza, des commandos de Tsahal arraisonnèrent le bateau
après des avertissements non suivis d’effet. Dans le violent affrontement qui a
suivi, neuf militants turcs furent tués et il y eut dix blessés parmi les
militaires israéliens. Les relations israélo-turques s'envenimèrent mais cependant, le rappel des ambassadeurs n’officialisa pas
la rupture totale des relations diplomatiques qui furent réduites au niveau des chargés d'affaires.
A suivre.... 4/4 Réconciliation de façade
Où l'on découvre que la Turquie est prédisposée "naturellement à être au centre des choses et à jouer un rôle majeur pour l'équilibre de la région". En conséquence elle envoie promener "l'allié stratégique". Normal puisqu'elle change de stratégie. Et voilà que tous ses anciens ennemis, ceux avec qui elle "entretenait depuis toujours des relations délicates", sont hissés au rang d'amis. Et les anciens amis priés d'aller se faire voir. Et comme si cela ne suffisait pas, il y eut cette offre humiiante d'"un siège de bas niveau". C'en était trop ! Serait-ce donc la guerre ? Non, car malgré l'arraisonnement du Mavi Marmara, malgré les blessés et les tués, la "rupture totale" ne fut pas officialisée. On a eu chaud !
RépondreSupprimerA suivre...
Je me souviens d'une conversation avec un officier israélien il y a quelques années. Il m'avait vivement reproché l'attitude humiliante de la France de Sarkozy envers la Turquie. "Quand la France a claqué la porte de l'Union Européenne à la Turquie, m'a-t-il déclaré, la Turquie n'a eu d'autre choix que de changer de stratégie politique et de se tourner vers vers les Etats arabes et ceux de l'Asie Centrale". Je me souviens aussi de mon premier déplacement en Turquie lors de la campagne pour les législatives de 2012. Les Français de Turquie m'ont tous parlé de l'attitude arrogante de Sarkozy en visite officielle en Turquie. Un bien grand mot d'ailleurs pour quelques heures dont tous en Turquie n'avaient retenu qu'une seule chose : le chewing-gum que le Président français mâchait en face d'Erdogan. Ne jamais oublier que la Turquie est un grand pays issu d'une brillante civilisation et que nous sommes en Orient où il ne faut pas perdre la face, quoi qu'il arrive. Encore aujourd'hui, la Turquie a à coeur de faire oublier l'expression qui avait cours autrefois : "la Turquie, homme malade de l'Europe". Peu importe finalement les conditions de l'accord entre la Turquie et Israël pour clore les détestables conséquences du "Marmara". Israël et la Turquie ont besoin l'une de l'autre, aujourd'hui plus que jamais, dans une région déstabilisée par Daesch.
RépondreSupprimer@ Daphna Poznanski
RépondreSupprimerIl est vrai que, d'un côté, nous avons ce détestable chewing gum machouillé par Sarkozy en visite officielle en Turquie. Mais de l'autre, il y a un Erdogan qui se veut un "Attatürk à l'envers", qui remplit ses prisons de journalistes, de généraux et de tout opposant qui lui tombe sous la main, qui fait du chantage à Merkel, qui outrage Obama. La liste est loin d'être exhaustive.
Plaignons Israël si, au nom de la real politique, il était condamné à avoir un tel allié !