Nous venons de vivre le choc du «Brexit»,
et nos médias nous abreuvent d'analyses et interprétations pour expliquer ce
divorce avec l'Union Européenne, que viennent de voter une majorité de
Britanniques. Sans donner dans le simplisme et caricaturer leurs motivations
profondes, force est de constater, aussi, que la peur de l'immigration a été
utilisée au cours de la campagne : bien que le Royaume Uni ne fasse pas partie
de l'Espace Schengen, et ne se soit pas comporté de façon particulièrement généreuse
face au drame des réfugiés en provenance du Moyen-Orient, le spectre d'une «invasion
musulmane» a dû certainement frapper les esprits, après l'arrivée d'un
million d'entre eux l'année dernière en Europe. Ceci, joint au vieux serpent de
mer de l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne a fourni des «biscuits»
aux discours de l'UKIP, parti xénophobe - mais non antisémite.
Or, par un hasard de calendrier, j'ai été
invité deux semaines avant à une conférence de l'Institut Français des
Relations Internationales (IFRI), sur le thème : «Turquie-Europe : vraie
relance ou faux marchandage». Etaient réunis pour en débattre, Marc Pierini,
ancien ambassadeur de l'UE en
Turquie, chercheur invité au Carnegie Europe ; Bahadır Kaleağası,
coordinateur international du TUSIAD (Turkish Industry & Business
Association) à Bruxelles, et président de l'Institut du Bosphore ; et Thomas Gutschker,
responsable du service international du "Frankfurter Allgemeine
Sonntagszeitung".
J'avoue
être arrivé avec un certain nombre d'idées préconçues : une Chancelière
allemande ayant décidé, en dépit de tout bon sens, d'ouvrir ses frontières sans
limites à l'immigration syrienne ; un Président turc tout puissant, et ayant
imposé son chantage à des Européens apeurés ; et, à la sortie, la remise sur
les rails de l'adhésion turque à l'U.E, dossier que l'on croyait clos depuis
plusieurs années. Et si les choses étaient moins simples ? Chacun des trois
débatteurs devait contredire cette vision des choses, tout en n'étant
d'ailleurs pas toujours en concordance entre eux.
Marc Pierini |
Marc
Pierini connait bien la Turquie, pour y avoir représenté l'U.E à Ankara pendant
cinq ans, de 2006 à 2011. Ce diplomate a géré, en particulier, des centaines de
millions d'euros d'aide associés à des projets de coopération pour mettre en conformité
ce pays aux pratiques et politiques européennes. Pour lui, si tant qu'il était
en poste les dossiers pouvaient progresser, des divergences se sont
approfondies depuis entre les critères de l'Union Européenne et l'agenda de
l'AKP au pouvoir à Ankara. En fait, on peut même parler de clash, tant en
Turquie «la marche vers l'absolutisme est irréversible».
N'étant
plus tenu à un devoir de réserve, il a noté que dans ce pays, l'État de droit
était peu à peu démantelé - justice, presse, droit d'expression dans les
Universités, etc. - situation qui ne risque pas de s'améliorer vu la volonté
des urnes, chaque élection ou presque confortant le président Erdogan et son
parti dans un pouvoir sans partage. Cependant, on continue de négocier «en
faisant semblant», comme si cela pouvait fonctionner. Par ailleurs et de
toute façon, les Turcs sont très irrités depuis le refus européen qui, lui,
date de 2005 environ, donc d'avant cette dérive autoritaire.
Pour
Marc Piérini, le deal sur les réfugiés était immoral et illégal. Rappelons-en
la clause principale : Tous
les nouveaux migrants irréguliers (qui ne demandent pas l'asile ou dont la
demande d'asile a été jugée infondée ou irrecevable) qui ont traversé la
Turquie vers les îles grecques depuis le 20 mars 2016 sont renvoyés en Turquie.
Le coût des opérations de retour des migrants en situation irrégulière est pris
en charge par l'UE. Pour lui, en raison de la panique liée à la montée des
partis populistes en Europe, on a laissé l'Allemagne gérer toute seule cette
affaire, et elle a fait une série de gestes envers le régime d'Ankara en
laissant tomber et les démocrates turcs, et nos principes.
Cet accord a démontré aussi une
déconnexion complète entre l'exécutif théorique de l'U.E et ceux qui ont pris
les décisions au niveau européen ; «on fonctionne uniquement en mode crise»
avec des chefs de gouvernement, réunis en réunions extraordinaires et sans
leurs ministres des affaires étrangères, pour entériner ce qui a déjà été
négocié. En résumé et d'après Marc Pierini, oui l'Allemagne dicte sa politique,
et «on marche sur la tête» : des propos qui devraient ravir nos
europhobes !
Bahadır Kaleağasi |
Bahadır Kaleağasi a eu des propos beaucoup plus prudents, refusant de se
prononcer en particulier sur le régime Erdogan. Faisant en fait du lobbying
pour son pays à Bruxelles, il a dit que personne ne pouvait prédire l'avenir,
présenté comme une équation à trois inconnues : l'avenir de la Turquie,
l'avenir de l'U.E, l'avenir du monde. A son avis, dans un monde en expansion,
l'Union Européenne ne peut pas ne pas s'étendre d'avantage - réflexion qui ne
manque pas de piment vu l'actualité toute récente ! - et la Turquie ne peut pas
s'isoler.
À son avis, 60% des critères européens sont déjà respectés par son pays, en
particulier certains des fameux critères de Maastricht comme le ratio de la
dette ou les déficits, mais restent des faiblesses comme une inflation à 10% et
un chômage caché. Il faut faire venir d'avantage d'investissements, et
améliorer les marges pour les exportations. D'un autre côté, plus la Turquie se
met en conformité avec l'Union Européenne, mieux elle est vue ailleurs dans le
monde (Etats-Unis, Chine, Moyen-Orient), donc de toute façon les négociations
et les avancées sont positives.
Ceci dit, il reconnait que cette évolution va à l'encontre des ambitions
des gouvernants actuels, qui ont aussi leur propre agenda. Mais, renvoyant en
quelque sorte la balle, il a posé une question de fond : «quelle Europe
voulez-vous ?». S'il s'agit d'une Europe plus intégrée, elle sera plus
fermée ; s'il s'agit seulement d'une Europe de libre échange, elle pourra
s'élargir plus facilement. Inquiet de la progression des partis populistes, il
pense que cela joue un rôle négatif et modifie profondément les règles du jeu -
propos bien lucides après coup, vu le Brexit que nous venons de vivre. Bref, si
les choses ne vont pas aussi bien que souhaitées en Turquie, «c'est le coût
de la non adhésion» : un dialogue de sourd donc avec l'exposé de Marc
Piérini.
Thomas Gutschker |
Thomas Gutschker devait faire, à mon avis, l'exposé le plus instructif,
et qui allait bousculer un certain nombre d'idées reçues. En effet, et selon ce
qu'il a pu enregistrer au fil des événements - il a pu s'entretenir
régulièrement avec Angela Merkel et son cabinet - dès septembre 2015, Bruxelles
et Berlin se sont retrouvés sur la même longueur d'ondes, avec l'objectif de
bloquer les réfugiés qui affluaient en Mer Égée. Cela était en opposition
totale aux discours publics qui, au contraire, semblaient mobiliser les opinions
publiques pour les pousser à accepter le maximum de migrants fuyant la Syrie.
Juncker Merkel |
Les cabinets de Jean-Claude Juncker, président de la Commission
Européenne, et Angela Merkel ont pris contact avec ceux du président Erdogan et
de son premier ministre de l'époque, Davotoglou. Un cadre initial de 400.000
réfugiés par an et pour toute l'Europe était alors envisagé, alors qu'un
million étaient déjà arrivés en Allemagne. Par ailleurs, cette négociation était
totalement déconnectée de celle avec la Turquie sur les visas, commencée deux
ans auparavant, donc avant la crise migratoire. Au final, l'accord s'est fait
entre quatre personnes - Merkel, Davotoglou, un représentant de Juncker et le président
en exercice de l'U.E - donc contrairement aux procédures habituelles. François
Hollande et les autres dirigeants européens sont venus après coup, pour entériner
une décision déjà prise.
Ainsi donc, Marc Pierini avait bien raison et les Europhobes auraient été
ravis de l'entendre d'un observateur allemand bien qualifié ! La situation
actuelle ravit l'Allemagne, qui n'a pas reculé sur les accords de Schengen, et
alors que la route de la Mer Egée est barrée (plus que 150 migrants par jour).
Thomas Gutschker a aussi évoqué le récent vote du Bundestag reconnaissant
le génocide arménien, en disant que le gouvernement allemand était contre mais
que, somme toute, la réaction turque avait été modérée. Mais il a surtout
démonté les discours de certains politiques et médias, disant que Merkel avait
en quelque sorte «échangé» avec Erdogan, l'adhésion de la Turquie à
l'U.E contre cet accord sur les réfugiés : faux, a-t-il martelé ; la
Chancelière ne veut pas de cette entrée dans l'Union, avant 10 ans au moins.
Plus aucun chef de gouvernement européen ne le souhaite, et la méfiance vis à
vis du président turc est immense. Au final, seul un «partenariat privilégié»
est maintenant envisagé, comme il en existe un avec la Suisse.
Marc Piérini a rebondi au final, là-dessus, en soulignant que personne
n'osait dire qu'on a échoué dans l'entrée de la Turquie en Europe. Ce faisant,
on laisse le pouvoir turc nous donner le mauvais rôle. Et les Turcs, de leur
côté, n'ont aucune illusion mais ils ne veulent pas l'avouer, par crainte de
voir leurs notations financières devenir négatives.
Ainsi donc, on nous raconte que de beaux messieurs se sont réunis pour débattre d'un de ces sujets qui ont le don de mettre les Européens hors d'eux. Ne cherchons pas plus loin pourquoi depuis plus de dix ans les peuples européens - dont je conteste à quiconque le droit de les appeler "europhobes" - se détournent de cette UE qui veut leur imposer des choix qui les révulsent. Et tout cela pour nous expliquer que - "au final" - la Chancelière souhaite traiter la Turquie de la même manière que la Suisse. J'imagine que les Helvètes apprécieront !
RépondreSupprimer