L’Institut Français des Relations
Internationales (IFRI) nous avait invités le 17 novembre à un débat public sur
la Turquie. Un peu plus de quinze jours s'étaient écoulés depuis la victoire,
aussi ample qu'étonnante, du parti AKP aux élections législatives, décidées par
Erdogan après son échec aux précédentes du mois de juin. Comment expliquer
cette victoire ? Le scrutin a-t-il été régulier ? Que va devenir le pays, entré
dans une période de turbulences géopolitiques ? Il faut remercier Dorothée
Schmid, responsable du programme «Turquie contemporaine» à l'IFRI,
d'avoir proposé un panel équilibré entre pro-AKP déclarés ou non, et anti.
C'est pourquoi j'ai regroupé dans cet article les deux types de discours.
Les pro-AKP
Zafer Zirakaya représente ce parti auprès de
l'Union Européenne à Bruxelles. Il a un discours bien rodé pour expliquer ce
succès. Un, les Turcs ne veulent plus de l'instabilité, ils avaient connu 36
gouvernements entre 1960 et 2002, et aucune coalition n'était possible après
les élections de juin. Deux, le bilan économique du parti est brillant, on est
passé d'un PNB par habitant de 3.000 USD à 12.000 aujourd'hui. Trois, Erdogan veut un changement de
constitution car l'actuelle, «héritée des coups d'État militaires» est
non démocratique. En politique extérieure, il faudra que la Turquie obtienne un
règlement pour Chypre, car cela bloque l'entrée dans l'U.E. Pour la Syrie, «il
faut trouver une solution, car nous sommes envahis par les réfugiés» (2,5
millions, et déjà un coût de 8 milliards de dollars). Il suggère «d'aider
les modérés», renvoyant dos à dos la brutalité du régime Assad et celle du
Daesh.
En ce qui concerne les Kurdes, il
affirme que le parti HDP a perdu un million de voix par rapport au scrutin
précédent «parce qu'il n'a pas été clair» vis-à-vis du PKK. Par rapport
au Daesh, cet officiel du parti islamiste dit que la lutte militaire ne suffira
pas, et qu'il fallait faire une lutte idéologique sur le thème «ce ne sont
pas des Musulmans» ; il a évoqué «l'islamophobie en Europe»,
provoquant - quatre jours après les attentats meurtriers de Paris - cette
question : jugeait-t-il que ces attaques étaient dues à l'islamophobie ? Sa
réponse : «non, mais il faut aussi se demander pourquoi des gens nés en
France vont en Syrie faire le Djihad».
Zineb Sanigok est la secrétaire d'un
«Collectif citoyen» qui a surveillé le scrutin du dimanche 1er
novembre. Son exposé a été assez étonnant, car elle donnait l'impression que
tout avait été parfait et transparent. D'après elle, des milliers d'observateurs
ont pu vérifier «une bonne concordance pour 80% des bureaux entre leurs
relevés et les résultats officiels». L'intervention de cette jeune femme
pouvait être mise dans le camp des pro-AKP, si on la comparait ce
qu'elle a dit au témoignage sur les votes en région kurde, exposé un peu plus
tard dans la même table-ronde. Etonnant, aussi, quand on se souvient des
pressions avant l'élection, avec notamment la fermeture de plusieurs chaines
télé d'opposition ; et du rapport des observateurs de l'OSCE, publié dès le
lundi 2 novembre et dénonçant de graves irrégularités ayant émaillé le scrutin.
Saban
Kardas
est professeur associé en relations internationale à la TOBB University
d'Ankara. Se présentant comme un expert «neutre», il a en fait défendu
la politique de l'AKP. Pour lui, la région est en grand danger car «les
frontières perdent leur sens, des États nations ont explosé et ce vide
sécuritaire crée une instabilité structurelle» qui induit, à son tour, fragmentation,
radicalisation et militarisation. Or, affirme-t-il, cet environnement est en
totale opposition avec la vision du
parti turc au pouvoir. Coupables (en partie) de cet effondrement, les Kurdes,
présentés dans le fond comme des acteurs beaucoup plus puissants qu'Erdogan : «le
PKK est une organisation terroriste, le parti HDP a des liens troubles avec le
PKK, et le million d'électeurs qui les ont lâchés l'ont fait parce qu'ils
n'avaient plus peur du PKK».
Les
anti AKP
Pascal Torre est maître de conférences à l'ENA, membre de la commission des affaires internationales du Parti Communiste Français. Il a été envoyé dans ce cadre à Adiyaman, ville kurde de Turquie, comme observateur pendant les élections du 1er novembre. Là-bas, le parti HDP avait eu des résultats exceptionnels lors du précédent scrutin, et d'après lui, l'AKP a eu la volonté de le châtier pour cela : arrestation de dizaines de personnes ; menaces contre les chefs de village ; forte présence de militaires ; interdiction d'accéder à certains bureaux de vote, etc. Il n'explique pas le recul du parti kurde seulement par des fraudes électorales : le HDP a résisté dans ses bastions ; en revanche il a reculé dans des grandes villes turques où son profil était plutôt celui d'un parti progressiste. A noter, à propos de cet engagement clair du PCF dans l'arène politique locale, deux éléments : le PKK s'est longtemps présenté comme une organisation anti impérialiste ; et le HDP est naturellement un parti frère, car de gauche.
Menderes Çınar est professeur en sciences politiques et relations internationales à
Université Baksent d'Ankara. Pour lui aussi les élections ont été entachées par
des irrégularités, avec des menaces verbales et même physiques contre certains
journalistes. Le scrutin du 1er novembre était «sous le signe d'un chantage,
nous ou le chaos». L'AKP a certes mené une modernisation à marche forcée du
pays, avec en particulier plusieurs grands travaux autour du Bosphore, mais
dans le fond, la norme du parti reste la revanche contre une partie de la
société, celle qui avait soutenu avant eux l'occidentalisation du pays. En
pratiquant une disqualification du reste de la classe politique, en
marginalisant plusieurs secteurs de la société, le parti islamiste a fragilisé
la démocratie «qui ne se résume pas à des élections libres». Menderes Çınar a aussi donné une information
intéressante : entre les deux scrutins, Erdogan est totalement sorti de son
rôle de Président arbitre en refusant toute formule de coalition, alors
que le premier ministre Davotoglou l'aurait acceptée ; d'où une brouille entre
les deux hommes.
Ahmet Insel est économiste, éditeur et essayiste. Il a présenté la situation en
Turquie comme totalement bloquée pour l'opposition. En effet, l'AKP représente
un bloc, qui va du centre à l'extrême-droite, elle se reconnaît dans un leader
et dans un parti État bien organisé. Les autres 50 % qui ne votent pas
AKP se reconnaissent dans des partis qui ne peuvent pas s'entendre entre eux,
entre les Républicains de centre gauche (PHP), les Kurdes de gauche (HDP) et
les nationalistes du MHP. La société turque est en fait très fragmentée, chacun
s'estimant victime des autres. Ainsi, peu à peu et grâce au Kulturkampf (combat
culturel) des islamistes, se présentant toujours comme les victimes de la
civilisation occidentale, tous les partis d'opposition ont reçu des coups
auxquels ils n'ont pu répondre : le CHP n'a pas fait son aggiornamento ;
le MHP n'a pu se placer dans aucun des clivages nationalistes, dans lesquels
Erdogan excelle ; le HDP, devenu adversaire principal, a été «ghettoïsé et
criminalisé». Ahmet Insel s'est montré pessimiste, aussi, sur l'avenir du
pays. Soulignant qu'une grande partie de la jeunesse n'a connu que la violence,
il a noté que les attentats djihadistes récents étaient le fait de Kurdes ou d’Alevis,
en rupture avec leurs clans familiaux. Quand au problème kurde, il lui semble
insoluble pacifiquement.
Kadri Gürsel, éditorialiste du journal Al-monitor et qui fut licencié du
quotidien Milliyet pour «propos
diffamatoires», a fait un tableau très sombre de l'état des libertés dans
son pays. Des militants de l'AKP agressent moralement ou même physiquement des
journalistes, l'accès Internet est limité, etc. Pour lui, Erdogan a joué sur
les peurs, en faisant le choix politique de rallumer la guerre contre le PKK.
En conséquence, les enjeux économiques - qui étaient dominants pour la
population en mai, avec le fort ralentissement de la croissance - sont passés
depuis au second plan, le terrorisme étant vu comme le problème principal.
Petit à petit, la société turque devient moins démocratique, avec également un
recul des droits des femmes.
Et l'économie, en guise de
conclusion
Cet article eût pu être trois fois plus long, il n'en serait pas moins resté qu'un pays dont le dirigeant "joue sur les peurs", dont les intellectuels, journalistes et opposants sont agressés ou arrêtés, n'est plus une démocratie, et a plutôt un goût de Midnight Express !
RépondreSupprimerJe viens de gagner un séjour gratuit pour deux personnes, d'une semaine en Turquie. Je l'ai jeté à la poubelle.
Bonjour Marianne.
RépondreSupprimerVous avez raison, on pouvait dire la même chose en quelques lignes ... mais il fallait aussi rendre compte de 4 heures de débats, et en ayant un minimum de respect pour les intervenants qui en ont dit beaucoup plus.L'intérêt est qu'ils étaient presque tous turcs.
Ceci étant, la Turquie est un très beau pays, même si l'ambiance actuelle ne se prête pas au tourisme !