BRUNO TERTRAIS ET DAESH
Par Jean CORCOS
Judaïques FM
Dimanche 17 mai, Judaïques FM diffusait
une émission intitulée «Daesh, Iran, le Moyen-Orient de tous les dangers».
C'est vrai que, du point de vue de la sécurité internationale et des risques
existentiels pour Israël, la double perspective d'un Califat islamique
triomphant, d'une part, et d'un Iran possédant la bombe atomique, d'autre part,
sont des cauchemars. En même temps, ces deux acteurs s'affrontent directement,
dans la grande fracture entre Sunnites et Chiites. Pour en parler, j'avais à
nouveau comme invité un des meilleurs spécialistes sur la sécurité
internationale, Bruno Tertrais. Pour rappel, il est maître de recherche à la
Fondation pour la Recherche Stratégique, et membre de «l'International
Institute for Strategic Studies» de Londres.
La première partie d'émission concernait
le projet d'accord entre les grandes puissances et la République Islamique
d'Iran. Si on se basait sur le document publié par le Département d'Etat
américain, on a eu l'impression que l'on avait bloqué pour 10 ans la marche à
la bombe atomique des Iraniens. Mais très vite, on a réalisé que rien n'avait
été signé. Cela n’était pas bien sérieux comme résultat au bout d'un an et demi
des négociations acharnées. Bruno Tertrais a d'abord remarqué que ces
négociations duraient en fait depuis plus de dix ans. Pour lui, il y a juste un
cadre d'accord qui n'est pas ce que les USA ont publié. L'Administration
américaine veut un peu trop qu'il y ait un accord et elle est prête à faire
d'importantes concessions, alors que la France est beaucoup plus vigilante.
Que pensait-il de ce qu'avait écrit David
Horowitz dans le Times of Israël : «Les sanctions économiques seront-elles levées par
étapes en fonction de la mise en place par l’Iran des accords ou au moment où
l’accord sera signé? Ce n’est pas clair. Y-aura-t-il des inspections à tout
moment et en tout lieu de tous les sites suspects nucléaires civils et
militaires? Ce n’est pas clair. L’Iran sera-t-il contraint de transférer à
l’étranger l’essentiel de son stock d’uranium enrichi? Ce n’est pas clair.
L’Iran aura-t-il la possibilité de continuer la recherche et le développement
sur les centrifugeuses sophistiquées pour accélérer le processus de fabrication
d’une bombe? Ce n’est pas clair».
Bruno Tertrais estime qu'en fait rien n'était encore décidé :
«Le diable est caché dans les détails». La négociation va être rude et
il n'est pas du tout sûr qu'un accord soit signé le 30 juin, en pariant même
sur des prolongations. Dans la liste mentionnée par Horowitz, il relève que la
principale pierre d'achoppement est la question des inspections, car les
Gardiens de la Révolution s'y refusent.
J'ai évoqué deux points non mentionnés dans cette
liste, le
contrôle des sites militarisés et l'abandon du programme de missiles à longue
portée. Pour Bruno Tertrais, les sites militarisés sont bien un sujet de discussions,
par contre les missiles n'ont jamais été prévus dans les négociations : en
fait, il est difficile d'interdire à un pays de posséder des vecteurs porteurs
de charges conventionnelles; de même, le terrorisme ou les Droits de l'Homme
n'ont pas été mis au menu.
Bruno Tertrais a alors considéré le
point de vue d'Israël : la République Islamique d'Iran a comme idéologie la
destruction de l'Etat hébreu, et c'est répété continuellement. Or, les
Occidentaux n'ont pas exigé de l'Iran qu'il modifie cette ligne stratégique en
reconnaissant le droit à l'existence de ce pays, d'où le sentiment de révolte
des Israéliens. Une autre crainte a été soulevée ; cet accord, s'il est
finalisé et entériné par le Conseil de Sécurité de l'ONU, rendra impossible
toute action militaire. Mon invité a d'abord répondu sur un point sémantique, mais
important : en fait, l'idéologie de la République Islamique ne réclame pas la
destruction du pays d'Israël, mais de son «régime» ; ils disent qu'il
faut revenir à la Palestine historique où les Juifs auraient comme minorité un statut
de protégés ; c'est un discours subtil et efficace, parce qu'il
s'accompagne de dé légitimation. La stratégie iranienne est donc plus subtile
mais plus efficace que ce que l'on pense généralement. Ceci étant, il était
impossible de négocier en mettant la reconnaissance d'Israël comme pré
condition. Bruno Tertrais pense, enfin, qu'un accord écartera certainement la
menace militaire dans l'immédiat, mais qu'il est aussi quasi certain que les
Iraniens tenteront de le violer en testant les Occidentaux. Il faut donc
que la dissuasion subsiste, mais il n'est pas très optimiste sur la résolution
des Américains.
Houthis au Yémen |
Nous avons abordé ensuite l'inquiétude du
monde arabe face à ce qu'il ressent comme un renversement d'alliances au
Moyen-Orient. Aujourd'hui, l'Iran contrôle indirectement trois capitales arabes
par alliés chiites interposés, Bagdad, Damas et Beyrouth. Et, avec l'offensive
foudroyante des Houthis chiites au Yémen, il allait prendre le contrôle de ce
pays, ce qui a entrainé en réaction la décision de créer une force armée arabe commune,
et des bombardements de l'aviation saoudienne sur le Yémen, où il y a eu des
milliers de morts et blessés en quelques semaines. Les États-Unis, eux,
laissent faire, et refusent de s'engager : qu'en penser ?
Bruno Tertrais a d'abord noté que cela
n'avait guère suscité d'émotion dans le monde arabe, alors que la moindre
erreur de tir d'Israël à Gaza provoque leur indignation. Il n'était pas
d'accord avec cette notion de contrôle sur trois capitales arabes, en
notant que c'était certes le discours israélien - et que l'on comprenait
pourquoi -, mais qu'à son avis ce n'était pas exact, et qu'il fallait plutôt
parler d'influence iranienne sur certains gouvernements. Par ailleurs,
il pense qu'il est inexact aussi de dire que les Etats-Unis ne se sont pas
engagés pour le Yémen, car ils sont partie prenante en termes de renseignements
et de soutien logistique. Mais ils vont d'échec en échec au Moyen-Orient, et ils
ne peuvent intervenir militairement partout.
S’agissant du Daesh, c'était la première
fois que l'on vivait un djihadisme d'un type nouveau, avec l'utilisation
massive de l'Internet, des vidéos de décapitation ou d'exécutions de centaines
de prisonniers ; bref une propagande à la fois sophistiquée et terrifiante.
Tout ceci relevait d'une stratégie de la terreur pour paralyser toute
résistance. Si les populations locales se sont soumises, en revanche, les États
arabes se sont plutôt mobilisés, à l’instar de la réaction de la Jordanie
lorsqu'un malheureux pilote prisonnier a été brûlé vif. Est-ce que cette
propagande du Daesh n'a pas été contre-productive ? Bruno Tertrais le pense, en
rappelant que cela s'était déjà passé avec Al-Qaïda dans les pays arabes. Il a
comparé le Daesh à un virus qui est d'autant plus virulent qu'il n'est pas
durable sur le long terme, même si il ne pourra être réduit rapidement.
Hélas, l'actualité nous a dépassés les
jours suivant l'émission, car, on le sait, Daesh a conquis au cours des
derniers jours à la fois Ramadi en Irak et surtout Palmyre en Syrie. De mon
côté, j'avais donné à l'antenne plusieurs éléments permettant de relativiser
cette impression de force invincible. Daesh a gagné du terrain sur les débris
d'États ayant déjà implosé comme l'Irak ou la Syrie, mais il n'a pas pris le
pouvoir dans des pays où l'autorité centrale est forte. Ensuite, ils ont eu des
revers sur le terrain, les Kurdes ont résisté à Kobané en Syrie ou dans leur
zone en Irak ; l'armée irakienne est arrivé à reconquérir Tikrīt. J'avais donc
demandé à Bruno Tertrais combien de temps pouvait résister sur le long terme une
force militaire qui ne possède ni aviation, ni industrie d'armement, ni alliés
pouvant fournir du matériel ou des pièces détachées ? Mon invité était resté,
il faut le noter, plus prudent car d'une part il a rappelé que Daesh pratiquait
une guerre dissymétrique ou hybride, et surtout que les
combattants du Daesh sont bien entraînés et motivés ... et les évènements de la
semaine dernière lui ont donné raison !
Enfin en ce qui concerne le champ de
bataille syrien, l'État islamique semblait plutôt passer son temps à attaquer
les autres groupes rebelles. Autre constatation, Daesh présente le combat
contre les Chiites ou les gouvernements arabes comme prioritaire, ce qui
n'était pas du tout le cas de la matrice originelle d'Al-Qaïda, Front contre
les Juifs et les Croisés. Or Israël voit tout cela de façon détachée, et en
fait il n'est intervenu que contre les transferts d'armes vers le Hezbollah :
qu'en penser ? Pour Bruno Tertrais, la priorité de Daesh est bien contre les
Chiites, par contre Assad et l'État islamique sont des alliés objectifs;
le régime a favorisé son émergence, pour pouvoir dire aux Occidentaux qu'ils
avaient un ennemi commun. L'idée d'Israël, à son avis, c'est de laisser ses
ennemis se battre entre eux, même si, objectivement, les pires ne sont pas les
Djihadistes mais bien le Hezbollah. Même si c'est aussi une partie du discours
des complotistes, on peut admettre qu'il y a une part de vérité pour ce
qui concerne son soutien au Front Al Nosra.
http://www.judaiquesfm.com/animateurs/3/corcos-jean.html
Lien pour écouter l'émission sur Judaïques FM
http://www.judaiquesfm.com/animateurs/3/corcos-jean.html
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