RETRAIT AMÉRICAIN DU
MOYEN-ORIENT
Par Jean CORCOS
copyright © Temps et Contretemps
Bruno Tertrais |
Mon émission du 26 janvier 2014 avait un
thème inquiétant puisque je l'avais intitulé «Le retrait américain du
Moyen-Orient». Au menu, bien sûr, l'Iran et le dossier du nucléaire
militaire, et bien entendu les fameux accords de Genève dont le principe
a été signé le 24 novembre avec le groupe des grandes puissances, dit P5 + 1,
accords qui viennent d'entrer en application le 20 janvier.
Accord historique
Le coup de tonnerre qu'a constitué cette
nouvelle, les sourires échangés les semaines précédentes entre le nouveau
président iranien Hassan Rohani et Barack Obama, tout ceci marque pour les
observateurs un tournant dans la diplomatie des USA : renversement d'alliances
? Abandon de ses alliés dans la région ? Nouvelle preuve d'amateurisme d'une
administration américaine qui ne maitrise plus rien ? Retrait en raison d'un
choix stratégique de long terme ?
Toutes les hypothèses sont possibles.
Pour en parler, j'ai eu le plaisir d'avoir comme invité un des meilleurs
experts en géostratégie sur ces sujets, Bruno Tertrais. Un invité de qualité, maître
de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique, et membre de l'International
Institute for Strategic Studies de Londres. Expert en prolifération
nucléaire, il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet.
Bruno Tertrais avait écrit un article
nuancé sur ce fameux accord, le 11 décembre dans le Huffington Post, et
il a à nouveau rejeté dans mon émission les commentaires simplistes et opposés
que l'on avait entendus à l'époque : les optimistes, parlant d'un accord
historique et d'une vraie réconciliation entre l'Iran et les Occidentaux, et
les pessimistes, parlant d'une boite de Pandore ouverte, les sanctions ne
pouvant plus avoir d'effet. Non, a-t-il rappelé, on n'a fait que poser les
bases d'un véritable accord international, on verra la suite mais le pari
valait la peine d'être tenté.
Je l'ai questionné sur l'absence
éventuelle de procédures pour les vérifications des inspecteurs sur place, et il
a précisé à mon micro que l'AIEA part bien avec de telles procédures, qui n'ont
été finalisées que très récemment. J'ai souligné (mon article du 15 novembre
publié dans ce site) l'importance cruciale de la filière de production de
plutonium militaire, en rappelant aussi la nécessaire suspension de la
construction du réacteur à eau lourde d'Arak, qui est plutonigène et qui ne
peut avoir qu'une finalité militaire, un atelier de traitement du combustible
usé étant aussi en projet. Bruno Tertrais l'a reconnu, mais en disant aussi que
la filière de l'enrichissement d'uranium était une deuxième voie développée par
l'Iran et pas un simple rideau de fumée.
Usine d'Arak |
Collusion secrète
Ali Khamenei |
Mon invité s'est aussi porté en faux
contre plusieurs hypothèses que j'ai énoncées à propos d'une éventuelle
collusion secrète entre la République Islamique et l'administration Obama. Pour
lui, imaginer que les élections présidentielles de l'été dernier en Iran
auraient été manipulées dans le cadre d'un «deal» ne tient pas, d'abord
parce que le Guide Suprême Khamenei, affaibli par les sanctions économiques, ne
pouvait pas cette fois-ci s'opposer à l'élection de Rohani, et ensuite parce
qu'aux États-Unis «tout finit par se savoir», le président ne pouvant donc
prendre le risque de faire un tel accord secret. De même, l'hypothèse selon
laquelle c'est l'Iran qui aurait négocié la sortie de crise avec la Syrie en
septembre dernier ne repose sur rien selon lui.
Évoquant toujours les inquiétudes
israéliennes, j'ai évoqué la faiblesse des réactions américaines suite au
discours de Khamenei du 20 novembre, discours à mon sens génocidaire où il a
dit que les Israéliens «ne méritaient même pas le qualificatif d'être humain».
Bruno Tertrais a minimisé l'importance de telles déclarations, rappelant que
les discours antisionistes radicaux étaient une constante des dirigeants
iraniens, avant et après Ahmadinejad ; rhétorique certes insupportable, il en a
convenu, mais qui relèverait selon lui plus de l'idéologie que d'une volonté
d'extermination.
Rapprochement
américano-iranien
Yaron Friedman |
Nous avons ensuite analysé le panorama
du Moyen-Orient, en supposant acté un rapprochement américano-iranien et la fin
de l'exclusivité de l'alliance entre les Etats-Unis, d'une part, et Israël et
les pays du Golfe, sunnites, riches en pétrole, d'autre part. Dans un article
publié dans le quotidien Yédioth Ahronot, un analyste, Yaron Friedman,
se demande ce que va faire l'Arabie Saoudite : d'un côté, beaucoup de choses
l'ont rapproché d'Israël, la peur d'un Iran nucléaire, la montée en puissance
des chiites, le soutien parallèle aux forces relativement laïques de la
région comme l'armée égyptienne.
Mais il ne croit pas à une alliance entre
l'Arabie et Israël pour plusieurs raisons,
d'où sa conclusion, pessimiste, que l'Arabie saoudite se rangera au
final du côté des vainqueurs, c'est à dire de l'Iran. Bruno Tertrais a répondu
qu'il ne partageait pas du tout cette analyse : pour lui, depuis la révolution
iranienne de 1979, les deux pays sont en opposition, et les Printemps arabes
ont exacerbé cet antagonisme. Israël et l'Arabie Saoudite ne sont certes pas
alliés, mais ils restent du même côté face à l'Iran, les deux pays
s'interrogeant par ailleurs maintenant sur la validité du soutien américain.
Si on interprète le refus d'intervenir
militairement des Etats-Unis, d'abord contre Damas, puis contre le programme
nucléaire iranien, on peut se demander s'il s'agit d'un véritable choix
diplomatique de Barack Obama, ou si cela vient d'une limitation réelle de la
puissance américaine, à la fois en raison de leur situation financière déplorable
et du fait que l'opinion publique là-bas semble lasse de tous les conflits.
Pour Bruno Tertrais, il s'agit là d'un vrai débat, mais au final, il pense plus
à un manque de volonté du président américain, élu pour finir des guerres et
qui ne veut pas en commencer une nouvelle ; et ce, alors que la puissance
militaire de son pays et est restera longtemps la première du monde.
Asie, centre de gravité
J'ai soulevé alors d'autres
interprétations pour ce retrait américain, celles-là moins liées à un déclin
mais plus aux bouleversements géopolitiques de la Planète : en effet, on lit de
plus en plus que les USA font un basculement stratégique vers l'Asie, là où se
situe dorénavant le centre de gravité économique mondial ; c'est là bas que se
trouve dorénavant leur grand rival, la Chine qui va les dépasser vers 2025.
D'autre part, redevenus une puissance pétrolière grâce à l'exploitation du gaz
de schiste, les Etats-Unis peuvent abandonner le Moyen-Orient sans regrets.
Pour mon invité, il est inexact de croire à un tel retrait. Pour des raisons
géostratégiques, en raison de la lutte contre le terrorisme islamiste qui n'est
pas finie, les USA n'abandonneront jamais le Moyen-Orient. Quant à l'aspect
énergétique, il a aussi nuancé mon propos en rappelant que cela fait un moment
que la part du pétrole du Golfe dans leur consommation est passée à 10 %.
J'ai enfin évoqué le spectre d'un
effacement militaire des Américains, les Etats-Unis ayant inauguré, au moment
de l'intervention occidentale contre Kadhafi en 2011, la notion de leadership
from behind, c'est en dire en gros soutenir leurs alliés par derrière
lorsqu'ils envoient leurs armées, leur fournir un appui logistique,
diplomatique, de renseignement opérationnel avec leurs satellites ou leurs
drones, mais surtout ne pas intervenir directement.
Combattants AQMI |
Et on a vu cela plus tard
en Afrique, où la France est seule pour faire face à la menace de l'AQMI et de
la subversion djihadiste. Bruno Tertrais n'a pas nié ce repli, même si selon
lui la puissance militaire américaine a joué un grand rôle contre Kadhafi.
Mais, reconnait-il, il sera très difficile à notre pays de continuer de
s'engager seul sur des terrains extérieurs, nos alliés européens ne pouvant pas
continuer à ce dérober et ce, alors que l'état des finances publiques pose
partout de gros problèmes pour les budgets militaires.
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