HISTOIRE DES RELATIONS
JUDÉO-MUSULMANES
Par Jean CORCOS
copyright © Temps et Contretemps
Les
éditions Albin-Michel viennent de sortir une monumentale encyclopédie, «Histoire
des relations judéo-musulmanes des origines à nos jours» : 1.200 pages,
plus de 200 illustrations, une centaine de contributeurs universitaires de haut
niveau de plusieurs pays, de Paris à Princeton en passant par Jérusalem ou
Tunis ; des Juifs, des Musulmans, mais aussi des Chrétiens, des Israéliens
et même des Palestiniens, tous ont été mis à contribution pour cet ouvrage.
Des auteurs académiques
Le
«fil rouge» de cette encyclopédie, c'est de n'avoir choisi que des
auteurs académiques et non des responsables politiques, de manière à éviter les
biais idéologiques, faisant réécrire l'Histoire à la lumière du présent. Cet
ouvrage a été piloté par deux personnalités, l'une d'origine musulmane, l'autre
juive, bien qu'aucun des deux ne soit un communautaire. Abdelwahab Meddeb,
universitaire, écrivain, et producteur de l'émission «Cultures d'islam»
sur France Culture ; et Benjamin Stora, historien, spécialiste de l'histoire du
Maghreb, et professeur à Paris XII et à l'INALCO.
Benjamin Stora |
Mais
le concepteur de l'encyclopédie, qui a porté le projet pendant cinq ans, mérite
d'être salué : Jean Mouttapa, directeur de la collection Spiritualités
chez Albin Michel, est un chrétien meurtri par le conflit israélo-arabe, et
acteur de ce qui peut être sauvé dans le dialogue. Il a notamment aidé le père
Shouafani, le curé de Nazareth, à organiser le premier voyage
judéo-arabe à Auschwitz en 2003. A noter enfin le soutien de plusieurs
institutions juives (Institut Alain de Rothschild, Fondation Evens, Fondation
Matanel), et de l'Institut Français qui fera la promotion du livre à l'étranger
(sont prévues notamment des présentations en Israël et au Maroc).
J'ai
eu le plaisir de discuter à deux reprises avec les principaux réalisateurs du
livre, Jean Mouttapa, Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora reçus au CRIF pour la
présenter ; puis, l'éditeur seul dans ma série radiophonique Rencontre,
le 20 octobre.
Meddeb et Stora
Abdelwahab
Meddeb a expliqué sa motivation personnelle, celle d'un intellectuel né en
Tunisie et dont la «question juive a fait partie de sa propre formation».
Il est parfaitement conscient du saccage de la présence juive en terre d'islam,
où «un juif imaginaire a remplacé le juif réel», et pour lui «connaitre
le passé peut aider à l'avenir». Il a en particulier été le maître-d’ œuvre
de la quatrième partie de l'encyclopédie, «Transversalités», où
différents chapitres abordent à la fois les partages passés (la musique, la
poésie, les arts de la table, la vie quotidienne) et les éléments de clivage
(les différences entre islam et judaïsme, le statut de minorité, les
stéréotypes négatifs du juif qui ont aussi existé chez les musulmans).
Benjamin
Stora pense que l'historien doit surmonter les «deux récits antagonistes»,
le rose dominant côté musulman, et le noir ayant actuellement la
faveur du public juif. Pour lui, les deux récits ont chacun leur part de
vérité, mais il faut dépasser maintenant le moment que nous vivons «qui est
un moment de séparation», et où «il existe une littérature de
diabolisation de l'autre». «Chaque pays a construit un récit
nationaliste », «il faut se réapproprier le passé, et évoquer les
minorités disparues pour renvoyer à la pluralité». On pourrait, bien sûr,
objecter à cela qu'il est bien plus difficile de remettre en question le récit
national en Algérie, par exemple - où le passé juif est totalement oblitéré -
qu'en Israël, démocratie où les nouveaux historiens ont suscité des
débats passionnés mais sans tabous !
Jean Mouttapa |
Justement,
j'ai interrogé Jean Mouttapa sur deux déséquilibres entre les contributions
juives et musulmanes dans cette encyclopédie. Sur l'aspect quantitatif, il est
exact que les secondes ne représentent qu'un quart environ du total ; en
réponse, il a dit que cela n'est pas dû à des refus d'ordre politique ;
simplement, il y a une réelle différence de niveau entre les universités arabes
et occidentales - Israël y compris bien sûr. Par ailleurs, le monde
universitaire musulman consacre fort peu de travaux aux communautés juives
disparues de leurs pays.
Sur
l'aspect qualitatif, il ne conteste pas ma propre impression : pour évoquer la
mémoire proche et douloureuse - comme le déracinement des Juifs du monde
musulman ou le conflit israélo-palestinien - il n'y a pas de récit distancié de
l'autre côté; l'universitaire israélien Denis Charbit raconte, et
souvent sur un mode critique, l'histoire de son pays avant et après 1948, mais par
exemple Elias Sanbar, ambassadeur de Palestine auprès de l'UNESCO, parle de la Nakba
palestinienne - ce qui est naturel pour lui -, mais sans aucune empathie pour le
peuple israélien ; ceci étant, il juge déjà positif et inespéré que ce dernier
ait accepté de participer à un tel ouvrage collectif !
Elias Sanbar |
À
propos du mythe d'un âge d'or judéo-musulman à l'époque médiévale et
singulièrement en Andalousie : il est remarquablement analysé dans le prologue
du premier chapitre par Mark R. Cohen, professeur à l'Université Princeton, qui
rappelle de façon très claire l'origine et l'exploitation idéologique de ce
mythe : ce sont des orientalistes d'Europe centrale, souvent juifs, qui ont
écrit au 19ème siècle sur la tolérance supposée continue et sans nuages de l'Islam
vis à vis de leur propre peuple, de manière à en faire un exemple pour les pays
chrétiens, où l'émancipation restait à conquérir.
Plus
tard cette utopie historique est devenue une arme idéologique pour les
musulmans contre le sionisme et Israël, accusés d'avoir détruit une coexistence
exemplaire. Mais aujourd'hui, il y a aussi une contre idéologie côté juif,
s'appuyant sur le statut d'infériorité du Dhimmi pour raconter que la
vie des minorités était un enfer en terre d'islam. Comment démonter les mythes
? Justement, en en racontant l'historique répond Jean Mouttapa. Et il a évoqué un
des chapitres du livre sur le mythe de la Kahina juive, né suite à une
mauvaise traduction d'un texte d'Ibn Khaldoun.
En
rappelant aussi que les contraintes du statut de Dhimmi ont été très
variables selon le temps et les endroits, de Bagdad au Maghreb en passant par
l'Egypte. Et il évoque aussi le cas d'Ismaël Ibn Nagrila, juif ayant eu le
privilège incroyable d'être Vizir à Grenade, alors même qu'après lui son propre
fils sera assassiné, et qu'il y eut un pogrom faisant des milliers de morts ...
A ce sujet aussi, qu'il s'agisse du passé avec les Almohades ou du présent avec
l'antisémitisme véhiculé dans le sillage du conflit israélo-arabe, aucun sujet
qui fâche n'a été évacué dans l'encyclopédie.
Michel Abitbol |
Sur
le divorce qui s'est effectué en quelques 40 ans - 800.000 juifs quittant les
terres d'Islam pour aller, en majorité en Israël et pour le reste dans les diasporas
occidentales -, deux universitaires israéliens, Michaël M. Laskier de Bar Ilan,
et Michel Abitbol de l'Université Hébraïque de Jérusalem, proposent des
analyses synthétiques mais nuancées. Ils rappellent que la situation a été
différente dans chaque pays, que le sionisme n'a pas toujours été la motivation
principale du départ, la peur étant la raison dominante ; mais qu'à la base il
y eut une rupture entre les élites juives et musulmanes car, comme devait le
dire Jean Mouttapa, «il n'y avait pas photo» par rapport à l'égalité,
enfin permise aux juifs en quittant ces pays ...
Si,
enfin et comme je l'ai écrit plus haut, les auteurs musulmans n'ont pas
témoigné d'empathie historique pour leurs ex-compatriotes juifs, sur les plans
de l'analyse philologiques et scientifiques des textes sacrés, ils n'ont pas
fait preuve de frilosité dans leurs articles, qu'il s'agisse du récit
historique le plus ancien (Al-Sira) sur les affrontements entre tribus
juives et musulmanes au temps de Mahomet ou des différences de fond - malgré une
proximité apparente -, entre les éléments structurants des deux religions :
prières quotidiennes ; halakha/charia ; tsedaka/zakat ; shabbat/vendredi ; hébreu/arabe,
tous les points communs et les différences ont été passés au crible.
Coran-Sourate-5 |
L'encyclopédie ne fait pas non plus l'impasse sur le
Coran, dont la cinquième sourate ne présente pas les Juifs sous un jour
sympathique, ou sur la notion musulmane de parties abrogées de la Torah,
qui ne facilite pas le dialogue. Mais Jean Mouttapa a conclu aussi sur une note
optimiste, en relevant que depuis les Printemps arabes, l'argument du
conflit avec l'ennemi sioniste est maintenant dépassé ; et, dit-il, il y
a un intérêt certain depuis ces dernières années pour la préservation du
patrimoine juif, au Maroc, en Turquie et ... même en Iran !
Cet ouvrage semble tenter de reprendre le prolifique dialogue intellectuel, philosophique et spirituel qui avait généré pour l'humanité d'énormes avancées scientifiques.
RépondreSupprimerIl met en évidence que, par delà toute invective politique ou partisane, c'est cette compétition intellectuelle qui est le terreau propice au progrès et non la compétition aux armements et à la propagande, ni la compétition à la victimisation.
Quelles que soient les éventuelles imprécisions de cet ouvrage, il a le mérite de la loyauté, de la sincérité et du courage.
Pour tous ceux qui, comme moi, ne savent de ces choses que le peu que l'on a pu piocher ça et là sans vérifier, il peut servir de base à un autre type de discours interconfessionnel et il serait dommage que ceux qui s'effrayent des vérités historiques ne s'en servent que pour perpétuer les diatribes infécondes de ces cinquante dernières années.
Bravo messieurs Meddeb et Stora et merci.