TURQUIE : ERDOGAN
NEUTRALISE SON ARMEE
Par Jacques BENILLOUCHE
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Kosaner et Erdogan |
La direction militaire turque avait démissionné
le 29 juillet 2011. Le chef des forces armées turques, le général Işık Koşaner ainsi
que les commandants des trois armes (armée de terre, armée de l'air et marine)
avaient pris cette décision au moment où des divergences étaient apparues entre
le gouvernement et la direction militaire concernant la promotion des généraux
et des 250 officiers (173 militaires d’active et 77 du cadre de réserve) incarcérés
et impliqués dans des prétendus complots contre le gouvernement.
Rumeurs de complot
Le chef d’État-Major
nommé un an auparavant s’estimait incapable, dans son message d'adieu à ses «frères
d'armes», de protéger les droits des militaires détenus dans des procédures
judiciaires imparfaites. Plus de 40 généraux d’active qui participaient à un
exercice militaire, l'opération Sledgehammer, avaient été arrêtés sous
suspicion de complot contre l’AKP, le parti au pouvoir.
L’armée turque pro-occidentale
avait déjà avalé plusieurs couleuvres sans intervenir. Elle avait mal accepté
le changement de stratégie vis-à-vis d’Israël, amorcé par le premier ministre Recep
Tayyip Erdogan qui avait décidé un changement d’alliance pour se rapprocher des
«forces du mal» selon la terminologie
américaine. Il
lorgnait à l’époque le leadership du monde musulman en remplacement de Hosni
Moubarak. Il avait estimé que pour redonner à la Turquie un statut de
puissance régionale, il devait soutenir les palestiniens, tout en profitant des déconvenues économiques et financières de
la Grèce.
Etat-majour turc |
L’Europe
n’avait pas réagi à ce revirement politique car elle se sentait rassurée par la
présence des militaires turcs postés en embuscade. L’armée turque, garante des institutions, tient au maintien des relations
privilégiées avec l’Occident. Son poids politique, léger en période de
stabilité, s’alourdit quand des nuages assombrissent la situation. Elle occupe
le poste d’arbitre ultime pour réagir si ses intérêts étaient touchés. Elle
ressemble de ce point de vue à l’armée égyptienne qui veille au maintien de ses
privilèges. L’Histoire a montré qu’elle voyait d’un mauvais œil la Turquie tomber
entre des mains extrémistes islamistes promptes à porter atteinte à
l’indépendance et à la laïcité du pays.
Des bruits sérieux avaient circulé
en 2009 sur l’existence d’un complot préparé par un colonel pour favoriser un
putsch militaire tendant à renverser le gouvernement. Un document révélé par le
quotidien Taraf faisait état d’un «Plan
d’action pour combattre le fondamentalisme religieux» établi par le réseau putschiste turc Ergenekon.
Ce réseau était composé de militants d'extrême-droite, d'officiers de l'armée
et de la gendarmerie. 300
personnes avaient été arrêtées de juin 2007 à novembre 2009, malgré les dénégations molles du chef de l’armée qui
feignait d’ignorer que les actions permettant de renverser le gouvernement
légitime étaient détaillées par le menu.
Les
nouvelles faisant état d’un putsch éventé avaient changé la donne en Turquie.
Douze militaires, pour la plupart des officiers, avaient été inculpés et
écroués par un tribunal d'Istanbul pour avoir ourdi un complot visant à
renverser le gouvernement islamo-conservateur turc. Les autorités turques avaient
maintenu en examen 20 officiers, dont cinq amiraux et trois généraux, arrêtés
pour une tentative de putsch présumée et pour appartenance à une organisation
clandestine. Par ailleurs de nouvelles arrestations de militaires avaient été
décidées dans une stratégie d’intimidation de l’armée.
Pouvoir de l’armée
Le pouvoir
politique turc ne s’était jamais attaqué de front à l’armée. En s’opposant ouvertement aux
militaires et, par ricochet à l’Occident, Erdogan risque d’ébranler son pouvoir alors qu’il croyait
compter sur la docilité et la neutralité de son armée. Elle n’avait
effectivement pas réagi lorsque la Constitution, votée après le coup d’État de
1980, avait été modifiée. Le pouvoir avait profité de cette révision pour
rogner sur les prérogatives des militaires et pour islamiser en douceur la
Turquie.
Kemal Atatürk |
Une
dizaine de coups d’État ont déjà eu lieu chaque fois que l’armée sentait que le
pouvoir civil déviait des préceptes édictés par Kemal
Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. L’opposition s’était interrogée
sur les raisons de s’en prendre à des «généraux
en pyjama» alors que le camp des laïcs était totalement
affaibli par la chape de plomb imposée par les islamistes.
Tayyip Erdogan n’a pas jugé utile de repousser
le procès des généraux alors qu’il a connu des manifestations de rues qui ont contesté
son régime. La jeunesse turque n’a pas désarmé depuis le 11 juin 2011 même si
elle s’est retirée, sous la pression de la police du parc Gezi, site principal
de la contestation. Les manifestants s’en sont pris uniquement à Tayyip
Erdogan. La personnalité même du premier ministre est en cause et surtout son
orgueil déplacé qui l’éloigne de la base. Nombreux sont ceux qui le critiquent
parce qu'il se prend pour l’envoyé de Dieu, chargé de présider aux destinées de
son pays.
Son autisme face à la mobilisation du pays reste déconcertant. Il est vrai qu’il bénéficie d’un soutien populaire parmi la classe défavorisée peu occidentalisée. Il est vrai aussi qu’il a réussi à s’installer au pouvoir en maitre absolu après avoir éliminé politiquement l’opposition, avoir neutralisé l’armée et avoir placé ses pions islamistes dans tous les rouages de l’État. C’est pourquoi il ne craint pas le bras de fer pour s’opposer aux manifestants de la place Taksim et à l’armée.
Manifestations de rue en Turquie |
Son autisme face à la mobilisation du pays reste déconcertant. Il est vrai qu’il bénéficie d’un soutien populaire parmi la classe défavorisée peu occidentalisée. Il est vrai aussi qu’il a réussi à s’installer au pouvoir en maitre absolu après avoir éliminé politiquement l’opposition, avoir neutralisé l’armée et avoir placé ses pions islamistes dans tous les rouages de l’État. C’est pourquoi il ne craint pas le bras de fer pour s’opposer aux manifestants de la place Taksim et à l’armée.
Erdogan
se sent fort car il puise ses soutiens parmi les habitants de la périphérie
d’Istanbul où il est né et qui l’ont aidé à s'élever au sein du parti
islamo-nationaliste, Milli Görüs. Il avait alors fait ses premières armes contre
le pouvoir kémaliste pour lequel il a gardé un fort ressentiment jusqu’à tenter
d’éradiquer son souvenir. Alors il compte sur cet électorat modeste et
conservateur qu’il pourrait, si nécessaire, mettre face aux contestataires.
Stratégie politique douteuse
Même
ses amis ne comprennent plus sa stratégie politique. Ils n’ont pas approuvé le
soutien apporté à l’opposition syrienne dont les effets se sont répercutés en
Turquie. En effet, cet activisme y a réveillé le communautarisme des
arabophones, des kurdes, des chiites et des alévis qui pratiquent un islam
rationaliste et mystique. La paix fragile avec les kurdes risque par ailleurs
d’exploser au contact de certains manifestants kurdes qui voudraient encore en
découdre.
WikiLeaks
avait révélé en 2010 le portrait précis d’Erdogan fait par l’ambassadeur des États-Unis
de 2003 à 2005. Éric Edelman le trouvait : «Orgueilleux, convaincu d’avoir
été choisi par Dieu pour mener son pays, avec une tendance à la solitude
autoritaire qui l’empêchait de constituer un cercle de conseillers forts et
avisés, de s’assurer un important flux d’informations fraîches et de développer
une communication efficace entre la tête du parti, le gouvernement et les
groupes parlementaires». Le portrait était certes acide mais il avait anticipé
cette solitude de l’autocrate responsable des évènements actuels et coupé de
l’opinion. Il a voulu s’appuyer sur sa légitimité démocratique pour ordonner la
répression sans se rendre compte qu’il radicalisait en fait la contestation et
même ses propres partisans.
Les
tribunaux turcs ont rendu le 5 août leur verdict contre les putschistes du
réseau Ergenekon. La justice turque a prononcé de lourdes
peines, dont au moins 12 condamnations à la prison à vie, dans un procès
dénoncé par l'opposition comme une chasse aux sorcières. L’ancien chef d'État-major des armées, le général
Ilker Basbug, a été condamné à la réclusion à perpétuité pour «tentative de
renversement de l'ordre constitutionnel par la force». D'autres anciens
généraux, comme l'ex-chef de la gendarmerie Sener Eruygur et l'ex-chef de la
Première armée Hürsit Tolon, le journaliste Tuncay Özkan et le chef du petit
Parti des travailleurs, Dogu Perinçek, ont également été condamnés à la prison
à vie.
Le
journaliste renommé du quotidien de gauche Cumhuriyet Mustafa Balbay, élu
pendant sa détention député du principal parti d'opposition pro-laïcité, le CHP,
a été condamné à 35 ans de prison. Également élu député du CHP, l'ex-recteur
Mehmet Haberal a été condamné à 12 ans et demi de prison mais a été
immédiatement remis en liberté.
L’opposition
a menacé de recourir à des manifestations pour un automne chaud. Des centaines
de policiers et de gendarmes anti-émeutes, soutenus par des blindés, ont été
déployés autour du tribunal. Le président du tribunal, Hasan Hüseyin Özese a lu
le verdict devant un tollé de l'assistance, pourtant réduite sur décision de la
Cour. Certains avocats se sont violemment insurgés contre le verdict : «Maudite
soit la dictature de l'AKP. Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal Atatürk».
La participation effective de l’armée à ce complot n’est pas avérée. Les avocats ont mis en cause la validité des preuves apportées et le recours à des témoignages anonymes. Cela n’a pas empêché la condamnation en septembre 2012 de 300 officiers à des peines de 16 à 20 ans de prison, portant un coup sévère au prestige de l'armée turque. En fait le gouvernement tenait d’une part à neutraliser l’armée et d’autre part, à marquer un grand coup pour empêcher toute velléité de coup d’État. Il voulait surtout intimider les défenseurs de la laïcité et les militants des droits de l'Homme, en les écartant du champ politique par des procès truqués.
La participation effective de l’armée à ce complot n’est pas avérée. Les avocats ont mis en cause la validité des preuves apportées et le recours à des témoignages anonymes. Cela n’a pas empêché la condamnation en septembre 2012 de 300 officiers à des peines de 16 à 20 ans de prison, portant un coup sévère au prestige de l'armée turque. En fait le gouvernement tenait d’une part à neutraliser l’armée et d’autre part, à marquer un grand coup pour empêcher toute velléité de coup d’État. Il voulait surtout intimider les défenseurs de la laïcité et les militants des droits de l'Homme, en les écartant du champ politique par des procès truqués.
Tayyip
Erdogan, sûr de lui et de sa force, a pris des risques en s’attaquant à l’institution
la plus respectée et la plus organisée que représente l’armée turque. Il n’est
pas certain qu’elle assiste impassible à la mise en cause de ses meilleurs
éléments. L’exemple égyptien pourrait servir de détonateur à une remise en cause
du régime de Turquie. A trop jouer avec le feu...
Il va pouvoir recréer ses pasdarans version revisitée des janissaires sultanesques.
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