ERDOGAN JOUE AVEC LE FEU AVEC SES
GÉNÉRAUX
Par
Jacques BENILLOUCHE
Pour comprendre la tentative de coup d'Etat en Turquie, nous republions intégralement un article du 6 février 2013 qui a gardé toute son actualité. Fantassins, tanks, aviation, hélicoptères, il semble que le coup d'Etat se soit pas le fait d'un "colonel isolé".
La
situation semble se tendre à nouveau entre le gouvernement turc et son armée. Le
29 juillet 2011, le chef d'État-major, le général Isik Kosaner, ainsi que les
commandants des armées de terre, air et mer, avaient démissionné suite à un
désaccord profond avec les dirigeants islamistes turcs. Des divergences étaient
apparues entre le gouvernement et la direction militaire concernant la
promotion des généraux et des 250 officiers (173 militaires d’active et 77 du
cadre de réserve) incarcérés et soupçonnés d’être impliqués dans des prétendus
complots contre le gouvernement.
Rumeurs de complot
Le chef d’État-Major
s’était estimé incapable, dans son message d'adieu à ses «frères d'armes»,
de protéger les droits des militaires détenus dans des procédures judiciaires
imparfaites. Plus de 40 généraux d’active qui participaient à un exercice
militaire, l'opération Sledgehammer, avaient été arrêtés sous suspicion de
complot contre l’AKP, le parti au pouvoir.
L’armée,
pro-occidentale, avait avalé plusieurs couleuvres sans intervenir mais pourtant
elle avait mal accepté le changement de stratégie vis-à-vis d’Israël, amorcé
par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan qui avait décidé un changement
d’alliance pour se rapprocher des «forces
du mal» selon la terminologie américaine. Il voulait
s’afficher comme le nouveau leader du monde musulman car la place était devenue
libre après le remplacement de Hosni Moubarak. Pour cela, il avait besoin de redonner
à la Turquie un statut de puissance régionale musulmane en s’appuyant
sur les Palestiniens dont la cause faisait consensus dans le monde arabe.
Etat-Major turc
L’Europe croyait pouvoir être rassurée
par les militaires turcs postés en
embuscade. L’armée turque, garante des
institutions, tient au maintien des relations privilégiées avec l’Occident. Son
poids politique, léger en période de stabilité, s’alourdit quand la situation
sécuritaire s’assombrit. Elle reste l’arbitre ultime qui saurait réagir si ses
intérêts étaient touchés. L’Histoire a montré qu’elle s’opposait à toute
mainmise islamique de la Turquie qui risque de
porter atteinte à l’indépendance et à la laïcité du pays. Mais elle a du mal à
donner de la voix aujourd’hui.
Des
bruits sérieux avaient circulé en 2009 sur l’existence d’un complot préparé par
un colonel pour favoriser un putsch militaire tendant à renverser le
gouvernement. Un document révélé par le quotidien Taraf faisait état d’un «Plan d’action pour combattre le fondamentalisme
religieux» établi par le réseau putschiste turc Ergenekon. Ce réseau était
composé de militants d'extrême-droite, d'officiers de l'armée et de la
gendarmerie. 300
personnes avaient été arrêtées de juin 2007 à novembre 2009, malgré les dénégations molles du chef de l’armée qui feignait
d’ignorer que les actions permettant de renverser le gouvernement légitime
étaient détaillées par le menu.
Réunir le monde musulman
Israël
observe avec inquiétude le déroulement des évènements car la Turquie constitue
un pion important dans la stratégie occidentale de la région mais il garde
espoir face à une armée restée pro-israélienne. Après l’incident de la
flottille, Benjamin Netanyahou n’avait pas envoyé à Ankara son ministre des
affaires étrangères mais son ministre de la défense Ehoud Barak, proche des
militaires turcs, pour recoller les morceaux et pour assurer la poursuite de la coopération militaire. La brouille ne
s’était pas estompée pour autant.
Pendant
des décennies, ces deux pays se sont épaulés face aux défis stratégiques de la
région tout en tissant des liens militaires au détriment du monde arabe. Le
changement constaté est «un développement
inquiétant» aux dires de l’ancien chef d’État-major israélien de l’armée de
l’air : «La Turquie est vitale pour
l’entraînement de nos forces armées aériennes sur de vastes espaces, étant
donné surtout la localisation stratégique de la Turquie proche à la fois de
l’Iran et de la Syrie.» Il faisait
allusion au fait que les bombardiers israéliens avaient emprunté l’espace
aérien turc lors de l’attaque du site nucléaire syrien en 2007.
Les
rumeurs périodiques, faisant état d’un putsch, donnent l’occasion au gouvernement
d’Erdogan de purger l’armée. Récemment encore douze militaires, pour la plupart
des officiers, ont été inculpés et écroués par un tribunal d'Istanbul pour
avoir ourdi un complot visant à renverser le gouvernement
turc. Les autorités turques ont maintenu en examen 20 officiers, dont cinq
amiraux et trois généraux, arrêtés pour une tentative de putsch présumée et
pour appartenance à une organisation clandestine. Par ailleurs de nouvelles
arrestations de militaires sont annoncées dans une stratégie d’intimidation.
Atteinte au pouvoir
de l’armée
Le
pouvoir politique turc ne s’était jamais attaqué de front aux militaires. Il
s’oppose à
présent à l’armée, en comptant sur sa docilité ou sa neutralité et, par ricochet
à l’occident. Erdogan prend des risques qui peuvent ébranler son pouvoir. Il
sait qu’une dizaine de coups d’État ont déjà eu lieu chaque fois que l’armée a
senti que le pouvoir civil déviait des préceptes édictés par Kemal Atatürk, le créateur de la Turquie moderne. L’opposition
s’interroge aussi sur les raisons de s’en prendre à des «généraux en pyjama» alors
que le camp des laïcs est totalement affaibli par
la chape de plomb imposée par les islamistes. Elle s’alarme que le gouvernement
décapite l’armée au moment où des opérations sanglantes ont lieu contre les
kurdes et où le front syrien s’échauffe de jour en jour. Les démissions et les
purges ont affaibli une armée devenue inefficace. Ainsi la deuxième armée la
plus puissante du Moyen-Orient vient de perdre coup sur coup ses deux amiraux,
dont l’amiral Nusret Guner, numéro deux, qui a renoncé à prendre le
commandement de la marine qui n’a plus
de chef. De nombreuses frégates de la marine sont ainsi clouées dans les ports car elles ne parviennent pas à trouver un pacha.
Tayyip Erdogan commence à avoir des
doutes sur une stratégie qui affecte le moral des troupes. Plusieurs centaines
d’officiers sont à la retraite ou en prison entraînant l’impossibilité de pourvoir
des postes de commandement alors que l’armée subit des échecs répétés. Certes il
ne contrôle pas totalement l’armée puisque les généraux gèrent leur propre budget
militaire et que le chef d’État-Major ne dépend pas du ministre de la défense.
Il est vrai aussi que l’accusation de complot contre l’AKP devient récurrente
mais pas tout à fait infondée : les militaires ont tenté en 2007 d’arrêter Abdullah Gul et ont
cherché à interdire l’AKP en 2008.
Tentatives
de déstabilisation
En décembre 2012, les services secrets turcs ont révélé que
deux lignes téléphoniques, permettant l’écoute dans le bureau du premier
ministre à son domicile d'Ankara, avaient été découvertes en février. C’est
pourquoi Zeki Bulut, chef de la sécurité rapprochée d’Erdogan, avait été limogé
le 7 septembre en devenant chef de la police d’une ville de province, Denizli. Simultanément
quatre commissaires, cinq officiers et 200 policiers affectés à la protection rapprochée
du premier ministre ont été brusquement remplacés.
Les services spéciaux turcs accusent le Mouvement Hizmet,
dirigé par Fethullah Gülen, qui représente une organisation islamique disposant
de plusieurs journaux et de chaînes de
radio et de télévision. Le mouvement est considéré comme modéré parce qu’il
prône un islam moderne ouvert aux autres religions monothéistes. Il cherche à prendre
le pouvoir en Turquie en infiltrant les administrations, la police en
particulier, et l’armée restée kémaliste laïque.
La guerre fait
donc rage au sommet du pouvoir. Mais Erdogan sait que l’armée ne peut envisager
un coup d’État militaire sans subir la condamnation des démocraties
occidentales, et de l’Union européenne en particulier, avec toutes les
conséquences économiques induites qui entraîneraient une agitation sociale et
une guerre civile. Ainsi donc Erdogan surfe sur des prétendus complots pour
faire taire les généraux, les intellectuels, les
journalistes, et les avocats qui s'opposent à son régime et qui l’accusent de
vouloir modifier la Constitution pour renforcer les pouvoir du président afin
de se préparer à cette fonction lors des présidentielles de 2014.
Le gouvernement turc accuse les États-Unis
de tremper dans le complot du mouvement Hizmet sous prétexte que son chef Gülen
s’est exilé en Pennsylvanie en 1999. Les Américains auraient reçu une aide
locale très précieuse pour installer le matériel d’écoutes. Mais la piste russe
n’est pas pour autant écartée car les services de renseignements SVR et GRU y
sont présents depuis 1929. L’implication des turcs dans le conflit syrien les
intéresse au plus haut point.
Israël estime que l’armée turque, héritière laïque de Mustafa
Kemal Atatürk, est la seule à pouvoir susciter une prise de conscience d’un
gouvernement islamiste qui devra alors redéfinir sa politique en conformité
avec les intérêts occidentaux et avec les intérêts d’une population turque
jalouse de ses liens avec le monde occidental. Le premier ministre Erdogan joue
avec le feu face à la mauvaise humeur de son armée.
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