LES INTELLECTUELS ET LA POLITIQUE
Par Jacques BENILLOUCHE
L’intervention des intellectuels dans la
campagne électorale semble moins intense dans cette élection présidentielle
bien que leur interférence avec la politique ne soit pas un fait nouveau.
On avait l’habitude de les croiser
aux côtés des candidats qui voulaient donner du sérieux ou une touche
culturelle à leur personnage. Ils n’apposent plus leurs signatures au bas de
pétitions et de manifestes et désertent les studios de télévision. Ils semblent
avoir disparu des médias comme s’ils gênaient ou que leur engagement politique n’était
plus d’actualité.
Affaire
Dreyfus
La notion d’intellectuel a pris son
essor en France avec l’affaire Dreyfus, en 1898. Cette affaire à réactualisé l'expression en raison des nouveaux moyens d’expression qui ont vu le jour avec les
manifestes collectifs, les ligues de militants et les médias modernes. Était
alors qualifiée d’intellectuelle toute personne qui s’adonnait aux activités de
l’esprit, incluant de fait les arts, les sciences, la littérature et la
philosophie.
Aujourd’hui l’adjectif a évolué et il
englobe à présent les hommes politiques. Les gens de droite récusent souvent
cette appellation car, statistiquement, on trouve parmi eux peu de hauts
diplômés des universités et le terme d’intellectuel lui-même les dérange. Pierre
Desproges plaisantait déjà à ce sujet : «tout me force à constater que l’intelligence est une qualité de gauche».
Alors à droite ils préfèrent se dire
militant ou écrivain nationaliste. Le cas de Robert Brasillach, fusillé en
France pour faits de collaboration, est significatif de quelqu’un qui se
targuait d’être un auteur engagé avant d’être intellectuel. Alain Soral qui est
passé du parti communiste au Front national tient en revanche à être considéré
comme «un intellectuel français dissident»
tant la classification le dérange.
Intellectuel
de gauche
Les intellectuels sont, depuis Zola, en
majorité de gauche au point que certains voient dans l’expression «intellectuel de gauche» un pléonasme.
Que ce soit en France ou en Israël, ils occupent le devant de la scène
littéraire et souvent politique. Lors du Salon du Livre de Paris de mars 2008,
qui avait honoré Israël, ils avaient enthousiasmé un auditoire subjugué par
leurs mots et enchanté par la manipulation du verbe. A notre époque, la
qualification d’intellectuel devient de plus en plus rattachée à un engagement
politique.
Le philosophe communiste italien,
Gramsci, a justifié «le rôle du pouvoir
des idées dans l'évolution politique d'un pays».
François Mitterrand, qui adorait les Lettres, a utilisé le pouvoir
idéologique des intellectuels pour unifier et conquérir la gauche tandis que
Jacques Chirac a toujours affiché un grand mépris pour le monde des idées et a
aggravé le vide de la politique culturelle de droite. En Israël, les
intellectuels constituent le socle de l’opposition en raison de la déroute des
travaillistes et de l’atonie des centristes qui se cherchent encore.
Nicolas Sarkozy, empêtré dans les
problèmes économiques, ne semble pas faire de la culture sa priorité. Cependant
il utilise les contacts à gauche de sa femme Carla pour s’attirer à lui
quelques signatures chargées de rehausser le niveau culturel de son entourage.
Mais la spécificité française tend à rattacher la notion d’intellectuel à celle de
protestataire ou d’homme de pensée qui pèse à tout moment sur la vie politique
au nom d’une éthique supérieure. Dans les régimes forts, les
intellectuels, qui disposent d’une protection que leur confère leur statut
médiatique, ont d’ailleurs tendance à se substituer à l’opposition pour faire
entendre une voie dissonante.
Vision
idéologique
Les intellectuels aiment à se qualifier
de gauche car ils estiment que seule la gauche a une vision plus idéologique et
plus théorique de la société. D’ailleurs le communisme a été fondé par de purs
théoriciens qui se sont avérés incompétents dès qu’ils ont dû mettre en
pratique les fruits de la divagation de leur esprit. Ils sont en revanche conscients
de leur aura dont ils abusent souvent. En France, Jean-Paul Sartre, malgré
toutes ses erreurs politiques et ses phantasmes, était plus connu que Raymond Aron,
écrivain discret, et certainement plus convaincant que le philosophe Jean-François
Revel. En Israël, les trois écrivains Amos Oz, A.B Yehoshua et David Grossman, qualifiés de gauche et par
certains de gauchistes, ont été les
vedettes des manifestations littéraires au Salon du Livre à Paris alors qu’aucun
écrivain à droite n’avait émergé de l’intelligentsia israélienne.
Certains mauvaises langues attribuent l’engagement
politique des intellectuels de gauche à une technique commerciale sournoise
chargée de faire parler d’eux puisqu’il est difficile de se faire publier si
l’on est inconnu du grand public. L’objectif avoué est alors de mobiliser la
une des médias pour avoir une chance d’acquérir une place permanente dans les
esprits puis d’occuper celle des présentoirs des librairies. Alors par le jeu
des colloques, des articles de journaux et des apparitions télévisuelles, les
auteurs cherchent à obtenir une légitimité auprès de leurs pairs, même si les
thèmes de leurs livres sont l’antithèse de leurs articles politiques.
Stylo
bleu et noir
Amos Oz avait expliqué la problématique dans
son style imagé ; il dispose de deux stylos, bleu et noir, l’un pour les romans
et l’autre pour les articles de presse qui l’aident à promouvoir ses romans.
Alors, comme il tient à ce qu’on parle de lui afin de diffuser ses œuvres, il
se voit contraint d’attirer l’attention en choquant systématiquement par des
prises de position politiques iconoclastes, par des scandales et par des coups
médiatiques.
D’ailleurs André Breton avait
souligné «Dites-vous bien que la
littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout.» Cela
n’enlève rien aux qualités de certains écrivains qui ont seulement compris
qu’ils devaient provoquer en permanence les médias, et surtout les médias
étrangers pour faire parler d’eux. Amos Oz n’avait pas fait dans la dentelle en
comparant «l'ensemble des colons
israéliens à des militants du Hezbollah». Ces propos avaient été relayés
jusqu’à l’Etranger à la grande joie de ses éditeurs.
Impression de convaincre
Cependant,
les intellectuels
finissent par avoir du pouvoir parce qu’ils donnent l’impression de convaincre.
Ils ont en effet acquis une autorité morale, très souvent avec la complicité
des médias. Bernard-Henry Lévy, porte-parole de la gauche, est toujours écouté
quand il parle de la
Yougoslavie ou du Pakistan, d’Israël ou de la Palestine, au
point de figurer en permanence dans la liste des futurs ministrables. Mais on
ne l’a pas entendu durant cette campagne depuis son épopée libyenne. Il est
accusé par ses amis d’avoir eu une attitude ambiguë en cherchant à se
rapprocher de Nicolas Sarkozy et à grandir son image de Nicolas Sarkozy dans le
monde. Alors qu’il était collé aux bas de Ségolène Royal en 2007, il n’apparait
même pas aux meetings de François Hollande.
Le paradoxe tient au fait que le
pouvoir des intellectuels n’est plus seulement dans la pensée mais dans les
propositions de solutions radicales qu’il prône. Bourdieu affirmait que «les intellectuels cessent d’exister dès
qu’il neige sur l’écran de télévision». De là à devenir des démagogues, il
n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent.
David Remez |
En Israël, les gens de gauche ont été
les inspirateurs de l’Etat d’Israël. David Remez, l’un des rédacteurs de la
déclaration d’indépendance et théoricien de la Histadrout, écrivait
des poèmes et développait l’hébreu moderne avant de devenir ministre de
l’éducation. Berl Katznelson, perdu au fond d’un vieux fauteuil élimé, dans
l’une des deux pièces aux étagères couvertes de livres où il vivait au cœur de
Tel-Aviv, était l’inspirateur de Golda Meïr et de David Ben Gourion après avoir
dirigé une librairie fortement fréquentée.
Les intellectuels de droite ne
dédaignent pas le silence et la discrétion. Ils sont moins enclins à s’engager
politiquement. Denis Tillinac, fervent partisan de Chirac, avait donné son
sentiment : «la politique ne
m’intéresse pas. Je suis un écrivain. Mais la littérature n’intéresse plus les
gens». Jean d’Ormesson, lui, refuse
de faire de la politique car «il ne peut
être de gauche à cause de la complaisance de la gauche à l’égard du
totalitarisme et de la pensée totalitaire». Alors ils ont souvent tendance
à refuser de s’afficher en public, certains diront de se ridiculiser, et ils ne
prennent la parole que rarement. Ils cherchent plutôt à exprimer, uniquement
par leurs mots et leurs textes, les révoltes et les soucis de leurs lecteurs.
Jean d'Ormesson |
Quelle que soit l’étiquette qui leur est
accolée, les intellectuels ont surtout compris que s’ils ne se font pas
connaître médiatiquement alors, malgré leur talent, ils seront moins lus sauf
quand, à l’instar de Samuel Agnon, prix Nobel de littérature, ou de
l’académicien Max Gallo, leur production littéraire est tellement abondante
qu’ils deviennent des écrivains reconnus et très recherchés.
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